Ailleurs, une gouvernante poussait une voiture d’enfant et de l’autre main tenait une petite fille. Des villas d’alentour s’échappaient de paisibles fumées bleues qui répandaient sur tout le paysage une expression d’ordre et de confort. Nulle part dans le ciel ou sur la terre ensoleillée on n’aurait pu distinguer les signes précurseurs d’une catastrophe. Les moissonneurs étaient aux champs, les joueurs de golf accomplissaient sans hâte leur parcours. Mais ma tête résonnait d’une telle turbulence, et mes nerfs surtendus m’agaçaient si fort que l’indifférence de tous ces gens me scandalisait.
– En voilà qui n’ont pas l’air de ressentir les effets du mal ! ai-je dit à lord John.
– Avez-vous déjà joué au golf ?
– Non.
– Hé bien ! bébé, quand vous aurez joué au golf, vous apprendrez qu’une fois sur un parcours le véritable golfeur ne renoncerait pour rien au monde à ses dix-huit trous… Ah ! de nouveau le téléphone !
Périodiquement, pendant et après le déjeuner, la sonnerie insistante avait appelé le professeur. Il nous donnait les nouvelles telles qu’elles lui étaient communiquées, sous forme de phrases brèves. Des détails aussi terrifiants n’avaient jamais été enregistrés auparavant dans l’histoire de la terre. La grande ombre rampait du sud au nord comme une marée montante de la mort. L’Égypte avait traversé sa phase de délire et était actuellement comateuse. L’Espagne et le Portugal, après une sauvage frénésie au cours de laquelle les cléricaux et les anarchistes s’étaient battus à mort, avaient sombré dans le silence. De l’Amérique méridionale, plus de nouvelles. Dans l’Amérique du Nord, de sanglantes querelles entre Noirs et Blancs avaient déchiré les États du Sud avant que ceux-ci n’eussent succombé au poison. Au nord du Maryland, l’effet n’était pas encore considérable ; au Canada, il était à peine perceptible. La Belgique, la Hollande et le Danemark avaient été à leur tour contaminés. Des messages de désespoir s’envolaient de partout vers les grands centres scientifiques, vers les chimistes, vers les médecins d’une réputation mondiale. Les astronomes également étaient submergés par les demandes de renseignements. Mais il n’y avait rien à faire. Le phénomène était universel et au-delà de toute connaissance, de toute puissance humaine. C’était la mort : sans douleur mais inévitable. La mort pour les jeunes et pour les vieux, pour les faibles et pour les forts, pour les riches comme pour les pauvres. La mort inexorable… Telles étaient les informations que, par des messages hachés, bouleversants, le téléphone nous apportait. Les grandes villes connaissaient déjà la destinée qui les guettait, et nous les devinions qui s’y préparaient avec autant de dignité que de résignation. Ici pourtant, nos golfeurs et nos paysans ressemblaient à des agneaux qui gambadent à l’ombre du couteau qui va les égorger. C’était stupéfiant. Mais comment auraient-ils pu savoir ?… La catastrophe avait envahi la terre à pas de géant. Rien dans leur journal du matin n’aurait pu les alerter. Après tout, il n’était que trois heures de l’après-midi.
Un bruit avait dû cependant se propager, car nous n’avons pas tardé à voir des moissonneurs quitter leurs champs, puis des golfeurs abandonner leur partie et rentrer au club house : ils couraient comme pour se mettre à l’abri d’une averse, et les petits caddies traînaient la jambe derrière eux ; mais d’autres golfeurs poursuivaient leur parcours. La gouvernante avait fait demi-tour, et elle poussait la voiture d’enfant en se hâtant le plus possible ; j’ai remarqué qu’elle portait la main à son front. Le fiacre s’était arrêté ; le cheval, fatigué, se reposait ; il avait abrité sa tête entre ses pattes de devant. Et sur tout cela, un magnifique ciel d’été, parfaitement pur à l’exception de quelques nuages blancs cotonneux vers l’horizon.
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