Si la race humaine devait vraiment mourir aujourd’hui, son lit de mort serait au moins d’une splendeur adorable. Mais toute cette douceur de la nature rendait l’imminente destruction totale encore plus affreuse, plus pitoyable. Oh ! non, la terre était une résidence trop aimable, trop jolie : non, nous n’allions pas en être arrachés !…

J’ai dit que le téléphone avait sonné une fois de plus. Brusquement, la voix de Challenger a rugi du vestibule :

– Malone ! On vous demande !

Je me suis précipité vers l’appareil. C’était McArdle qui m’appelait de Londres.

– Est-ce vous, monsieur Malone ? a questionné la voix familière… Monsieur Malone, il se produit à Londres de terribles phénomènes. Au nom du Ciel, demandez au Pr Challenger s’il ne peut rien nous suggérer pour nous tirer d’affaire.

– Il ne peut rien suggérer, monsieur ! ai-je répondu. Il considère cette crise comme universelle et inévitable. Nous avons ici un peu d’oxygène, mais notre destin n’en sera retardé que de quelques heures.

– De l’oxygène ! s’est écriée la voix angoissée. Nous n’avons pas le temps de nous en procurer. Depuis votre départ ce matin, le journal a été une bacchanale de l’enfer. Et maintenant la moitié de la rédaction est déjà sans connaissance. Moi-même, je me sens accablé de lourdeur. De ma fenêtre, je peux voir des gens qui gisent en tas dans Fleet Street. Toute la circulation est interrompue. À en juger par un dernier télégramme, le monde entier…

Sa voix s’était peu à peu étouffée ; subitement, elle s’est cassée. Au bout du fil, j’ai entendu vaguement le bruit mat d’une chute, comme si sa tête s’était affalée sur son bureau.

– Monsieur McArdle ! ai-je crié, hurlé. Monsieur McArdle !… Je n’ai pas obtenu de réponse, et j’ai compris que je n’entendrais plus jamais sa voix.

À cet instant précis, juste au moment où je faisais un pas pour m’éloigner du téléphone, la chose est arrivée. C’était comme si nous étions des baigneurs, avec de l’eau jusqu’aux épaules, soudain submergés par une vague houleuse. Une main invisible semblait s’être posée tranquillement tout autour de ma gorge ; elle tentait avec gentillesse d’en extirper ma vie. Une oppression considérable pesait sur ma poitrine, mes tempes battaient, mes oreilles bourdonnaient, et des éclairs passaient devant mes yeux. J’ai dû me cramponner à la rampe de l’escalier. Au même moment, fonçant et grondant comme un buffle blessé, Challenger est accouru : c’était une vision terrible ! il avait la figure rouge comme un homard, les yeux injectés de sang, les cheveux hérissés. Juchée sur son épaule, sa petite femme semblait avoir perdu connaissance. Et lui, dans un effort de tout son être, gravissait l’escalier, chancelait sur les marches, trébuchait, mais se frayait le passage à travers l’atmosphère empoisonnée pour parvenir au paradis de la sécurité provisoire. Alors, électrisé par son courage et sa volonté, je me suis moi aussi lancé à l’assaut des marches en m’agrippant à la rampe, et je suis arrivé jusqu’au palier où je me suis effondré à demi évanoui. Les doigts d’acier de lord John m’ont empoigné par le col de ma veste ; un moment plus tard, j’étais étendu sur le dos, incapable de dire un mot, sur le tapis du boudoir. Mme Challenger gisait à côté de moi, et Summerlee, recroquevillé sur une chaise près de la fenêtre, avait la tête tout près des genoux. Comme dans un rêve, j’ai vu Challenger ramper tel un énorme scarabée vers la bouteille d’oxygène, puis j’ai entendu le léger sifflement du gaz qui s’échappait. Challenger a aspiré deux ou trois fois de toute la force de ses poumons, et il s’est écrié :

– Ça marche ! Mon raisonnement était juste…

De nouveau il était debout, avec sa vigueur et son agilité retrouvées. Une bouteille à la main, il a couru vers sa femme.