Au bout de quelques secondes, elle a gémi, s’est agitée, et elle s’est mise sur son séant. Alors il s’est tourné vers moi, et j’ai senti la chaleur du courant vital s’insinuer dans mes artères. Ma raison me rappelait qu’il ne s’agissait que d’un court répit ; et cependant, chaque heure d’existence paraissait inestimable. Jamais je n’ai éprouvé plus de joie dans mes sens que lorsque le souffle m’est revenu et que j’ai pu avaler de l’air. Le poids sur mes poumons s’allégeait, l’étau se desserrait de ma tête, j’étais envahi par un délicat plaisir de paix et de douceur mêlée : quelque chose comme du bien-être, avec un rien de langueur encore. Je regardai Summerlee revivre sous l’effet du même remède, puis le tour de lord John n’a pas tardé : il a sauté sur ses pieds et m’a tendu une main pour que je me mette debout, tandis que Challenger relevait sa femme et la couchait sur le canapé.

– Oh ! George ! a-t-elle murmuré en lui tenant la main. Je regrette que tu m’aies ramenée. Tu avais bien raison de me dire que la porte de la mort est drapée de rideaux aux couleurs chatoyantes ! Dès que l’impression d’étranglement a disparu, tout était indiciblement beau et apaisant. Pourquoi m’as-tu tirée de là ?

– Parce que je veux que nous franchissions ensemble ce passage. Il y a tellement d’années que nous vivons côte à côte ! N’aurait-il pas été dommage que nous fussions séparés pour le moment suprême ?

Dans sa voix tendre, j’ai surpris un nouveau Challenger qui ne ressemblait en rien à l’homme arrogant, extravagant, insupportable, qui avait alternativement étonné et scandalisé sa génération. Là, à l’ombre de la mort, surgissait le moi le plus profond de Challenger, il apparaissait comme un homme qui avait conquis et conservé l’amour d’une femme. Et puis, subitement, il a repris l’humeur qui convenait à notre grand capitaine.

« Seul de toute l’humanité, j’ai vu et prédit cette catastrophe ! a-t-il lancé d’une voix où perçait la joie du triomphe scientifique. Vous, mon bon Summerlee, je pense que vos derniers doutes sur la signification du brouillage des bandes spectrales sont à présent levés. Affirmerez-vous encore que ma lettre au Times était basée sur une erreur ?

Pour une fois, notre combatif camarade n’a pas relevé le défi. Il était en train d’aspirer de l’oxygène tout en étirant ses membres pour s’assurer qu’il était toujours en vie sur cette planète. Satisfait de le voir réduit au silence, Challenger s’est dirigé vers la bouteille d’oxygène, et l’intensité du sifflement s’est peu à peu réduite jusqu’à n’être plus qu’un doux chuchotement.

« Économisons notre réserve de gaz. L’atmosphère de la pièce est à présent nettement hyperoxygénée, et je constate qu’aucun d’entre nous ne présente de symptômes alarmants. C’est seulement par l’expérience que nous déterminons la quantité exacte d’oxygène qui nous est nécessaire pour neutraliser le poison. Procédons à quelques essais.

Pendant cinq bonnes minutes, nous sommes demeurés assis, silencieux, avec nos nerfs tendus. Au moment où je commençais à me demander si la barre autour de mes tempes ne se resserrait pas, Mme Challenger s’est écriée qu’elle allait s’évanouir. Son mari, en nous donnant plus de gaz, lui a dit :

« Dans les temps préscientifiques, chaque sous-marin emportait une souris blanche dont l’organisme délicat détectait les signes d’une atmosphère viciée avant que celle-ci pût être perçue par les marins. Toi, ma chère, tu seras notre souris blanche. J’ai accru le débit de gaz ; tu te sens mieux, n’est-ce pas ?

– Oui, je me sens mieux.

– Peut-être avons-nous découvert la formule exacte. Quand nous saurons avec précision la quantité qui nous est nécessaire, nous pourrons alors calculer combien de temps il nous reste à vivre. Malheureusement, en nous ressuscitant, nous avons déjà consommé une proportion appréciable de notre première bouteille.

– Qu’importe ! déclara lord John, qui se tenait près de la fenêtre, debout et les mains dans les poches. Si nous devons mourir, à quoi bon durer ? Vous ne supposez pas, n’est-ce pas, que nous ayons une chance de nous en tirer ?

Challenger a souri et secoué la tête.

– Bon ! Mais dans ce cas ne croyez-vous pas qu’il y aurait de la dignité à faire nous-mêmes le saut, plutôt qu’à attendre que nous soyons poussés à le faire ? Puisqu’il n’y a rien à espérer, moi, je propose que nous disions nos prières, que nous fermions le gaz, et que nous ouvrions la fenêtre.

– Pourquoi pas ? a dit bravement la maîtresse de maison. Lord John a certainement raison, George ! Ce serait mieux de faire comme il l’a dit.

La voix plaintive de Summerlee s’est élevée :

– Je m’y oppose ! Quand nous devrons mourir, alors nous mourrons ! Mais anticiper délibérément sur l’heure de notre mort me paraît une folie injustifiable.

– Qu’en pense notre jeune ami ? m’a demandé Challenger.

– Je pense que nous devrions voir cela jusqu’au bout.

– Et moi, je partage tout à fait cette opinion.

– Alors, George, si tu es de cet avis, c’est aussi le mien ! s’est écriée notre hôtesse.

– Bon, bon ! Je ne faisais qu’avancer un argument, a déclaré lord John. Si tous vous tenez à voir les choses jusqu’au bout, je serai avec vous. C’est une expérience fichtrement passionnante, là-dessus pas de contestation ! J’ai eu ma petite part d’aventures dans la vie, et, comme tout le monde, je n’ai pas manqué de sensations… Mais je termine sur la plus inouïe !

– Qui vous garantit la continuité de la vie, a dit Challenger.

– Voilà une hypothèse un peu grosse !

C’était Summerlee qui avait protesté. Challenger l’a considéré d’abord avec une silencieuse réprobation, puis il a répété sur le mode didactique :

– Qui vous garantit la continuité de la vie ! Personne ne peut affirmer quelles possibilités d’observation l’on peut avoir de ce que nous appellerons le plan de l’esprit sur le plan de la matière.