Même pour l’esprit le plus grossier (ici, il a lancé un coup d’œil à Summerlee), il est évident que c’est seulement pendant que nous sommes des objets de matière que nous sommes le mieux adaptés à voir des phénomènes de matière et à porter sur eux un jugement. Donc c’est seulement en demeurant en vie pendant ces quelques heures supplémentaires que nous pouvons espérer emporter avec nous dans une existence future une conception claire de l’événement le plus formidable que le monde, ou l’univers, pour autant que nous le sachions, ait jamais affronté. Je considérerais comme une chose déplorable que nous retranchassions même une minute d’une expérience si merveilleuse.

– Tout à fait d’accord avec vous ! a opiné Summerlee.

– Adopté à l’unanimité ! a lancé lord John. Hélas ! votre pauvre diable de chauffeur, en bas, dans la cour, a fait son dernier voyage ! Il n’y aurait pas moyen de tenter une sortie et de le ramener ici ?

– Folie ! Folie absolue !

Devant le cri de Summerlee, lord John n’a pas insisté.

– Évidemment, c’en serait une ! a-t-il murmuré. Elle ne l’aiderait pas à revenir à la vie, et le gaz se répandrait par toute la maison, en admettant que nous puissions retourner ici… Mon Dieu, regardez les petits oiseaux sous les arbres !

Nous avons approché nos chaises de la fenêtre longue et basse, mais Mme Challenger est restée les yeux mi-clos sur le canapé. Je me rappelle l’idée monstrueuse et grotesque qui m’a traversé l’esprit : nous étions installés dans quatre fauteuils d’orchestre de premier rang pour assister au dernier acte de la tragédie du monde. Sans doute cette illusion était-elle entretenue par l’air lourd et raréfié que nous respirions.

Immédiatement au premier plan, juste sous nos yeux, il y avait la petite cour avec la voiture à moitié nettoyée. Austin, le chauffeur, avait enfin reçu son dernier congé : il gisait sur le dos à côté des roues, et il avait sur le front une grosse bosse noire : sans doute en tombant s’était-il cogné la tête sur l’aile ou sur le marchepied. Il tenait encore à la main la lance du tuyau avec lequel il avait lavé l’auto. Deux courts platanes s’élevaient dans un angle de la cour : le sol en dessous était parsemé de minuscules balles de plumes avec des petites pattes qui pointaient vers le ciel. La mort avait fauché indistinctement les faibles et les forts.

De l’autre côté du mur de la cour, la route que nous avions prise pour venir de la gare était jonchée par les corps des moissonneurs que nous avions vus courir : ils étaient étendus pêle-mêle, en travers, les uns sur les autres, vers le bas de la côte. Un peu plus haut, la gouvernante avait été frappée pendant que sa tête et ses épaules s’appuyaient contre le talus herbeux ; elle avait auparavant retiré le bébé de la voiture d’enfant, et c’était un paquet de châles qu’elle portait toujours dans ses bras. Collée derrière elle, la petite fille n’était plus qu’un tas inerte. Plus près de nous, le cheval du fiacre s’était agenouillé pour mourir entre ses brancards ; le vieux cocher était suspendu la tête en bas au-dessus du garde-boue ; il ressemblait à un hideux épouvantail à moineaux ; à l’intérieur, sur le siège, un homme jeune était assis ; nous le voyions distinctement à travers la vitre : sa main était posée sur la poignée de la portière mi-ouverte ; dans un suprême effort, il avait voulu sauter. Et puis il y avait le golf : comme au matin, il était rempli de silhouettes qui se détachaient bien sur le gazon vert, mais ces silhouettes étaient allongées sur le parcours ou sur les bruyères qui le bordaient. Sur un green, nous avons compté huit corps : un match à quatre s’était prolongé jusqu’au bout, et les caddies n’avaient pas flanché. Sous la voûte bleue du ciel, plus aucun oiseau ne volait ; à travers la vaste campagne qui s’étendait à perte de vue, on ne discernait plus trace de vie humaine ni animale. Le soleil du soir irradiait sa chaleur paisible sur un paysage enseveli dans le calme et le silence de la mort… d’une mort qui allait très bientôt nous envelopper nous aussi dans son suaire. Pour l’instant présent, la frêle épaisseur d’un carreau, grâce à l’oxygène supplémentaire qui contrariait l’effet du poison de l’éther, nous retranchait de la fatalité universelle. Pour quelques heures, la science et la prévoyance d’un homme préservaient notre petite oasis de vie dans cet immense désert de la mort, nous évitaient de participer à la catastrophe générale. Puis le gaz s’épuiserait, et nous aussi nous tomberions sur le dos, haletants, sur le pimpant tapis du salon : alors serait accompli le destin de la race humaine et de toute vie sur cette terre. Pendant de longues minutes, trop graves pour parler, nous avons contemplé le drame du monde.

– Voilà une maison qui brûle ! nous a dit Challenger en montrant une colonne de fumée qui s’élevait au-dessus des arbres. Il faut s’attendre à ce qu’il y en ait beaucoup : peut-être même des villes entières, car beaucoup de gens ont dû tomber avec une lampe à la main. Le fait de la combustion en lui-même montre que la proportion de l’oxygène dans l’atmosphère est normale, et que c’est l’éther qui est coupable. Ah ! voici une autre lueur en haut de Crowborough Hill ! C’est le club house du golf, ou je me trompe fort. Entendez-vous le carillon de l’église qui égrène les heures ? Les philosophes tireraient beaucoup de théories du fait que les mécanismes fabriqués par l’homme survivent à la race qui les a créés.

– Seigneur ! s’est exclamé lord John en sautant de sa chaise. Qu’est-ce que c’est que ce panache de fumée ? Un train !

Nous l’entendions gronder au loin ; et bientôt, nous l’avons vu : il filait à une vitesse qui me sembla prodigieuse. D’où venait-il ? Combien de kilomètres avait-il ainsi parcourus ? Il n’avait pu rouler sans encombre que grâce à une chance miraculeuse… Hélas ! nous avons assisté à la fin de sa course : elle a été épouvantable. Un train de charbon était arrêté devant lui. Nous avons retenu notre souffle quand nous avons réalisé que le convoi fonçait sur la même voie.