Tout est calme ? Hé bien ! l’ami Challenger cherche l’occasion de faire parler de lui ! Vous n’imaginez pas qu’il croit sérieusement en son idiotie d’une modification de l’éther qui mettrait la race humaine en péril ? De sa part, c’est invention pure : je conviens que c’est l’invention la plus audacieuse et la plus forte qui ait jamais été produite sur cette terre, mais…

Il avait l’air d’un vieux corbeau blanchi qui croassait avec un rire sardonique qui lui secouait la carcasse.

En l’écoutant, j’ai senti la colère m’envahir. N’était-il pas inélégant de parler ainsi du chef qui était à l’origine de toute notre célébrité et qui nous avait fait vivre une expérience à nulle autre pareille ? J’ouvrais la bouche pour répliquer, mais lord John m’a devancé :

– Vous vous êtes déjà battu une fois avec le vieux Challenger, a-t-il dit froidement à Summerlee. Et vous avez été mis knock-out au premier round. Il me semble, professeur Summerlee, qu’il est d’une classe supérieure à la vôtre. Le mieux que vous ayez à faire est de cheminer derrière lui : laissez-le seul en tête !

J’ai aussitôt renchéri :

– Par ailleurs, il s’est toujours montré un bon ami avec chacun d’entre nous. Quels que soient ses défauts, il est droit comme un fil, et je ne crois pas qu’il ait jamais dit du mal de ses camarades derrière leur dos.

– Bien parlé, bébé !…

Lord John Roxton m’a dédié un gentil sourire avant de taper amicalement sur l’épaule de Summerlee :

« Allons, Herr Professor, nous ne commencerons pas cette journée par une dispute, hein ? Nous en avons trop vu ensemble ! Mais prenez garde à ne pas piétiner les plates-bandes quand vous touchez à Challenger, car nous avons, le jeune bébé et moi-même, un faible pour ce cher vieux professeur.

L’humeur de Summerlee ne se prêtait malheureusement à aucun compromis. Il avait le visage fermé ; ses traits durcis dans une désapprobation totale ne laissaient prévoir que le refus d’abandonner une position ; de sa pipe s’échappaient les furieux anneaux d’une fumée épaisse. Sa voix grinçante s’est adressée à lord John :

– Votre opinion sur un sujet scientifique présente, à mes yeux, autant de valeur que pourrait en présenter aux vôtres mon avis sur un nouveau modèle de fusil. J’ai mon jugement propre, monsieur, et je m’en sers comme il me plaît. Parce qu’il m’a trompé une fois, est-ce une raison pour que j’accepte sans esprit critique n’importe quelle élucubration plus ou moins tirée par les cheveux ? Aurions-nous donc un pape de la science, dont les décrets infaillibles seraient énoncés ex cathedra, et devant lesquels le pauvre public devrait s’incliner sans murmurer ? J’ai l’honneur, monsieur, de vous informer que je possède aussi un cerveau et que je me prendrais pour un snob ou pour un serf si je ne le mettais pas à contribution. Peut-être vous plaît-il de croire vrais ces propos incohérents sur l’éther et sur les lignes spectrales de Frauenhofer ? Fort bien, ne vous gênez pas ! Mais ne demandez pas à un homme plus âgé que vous, plus cultivé que vous, de partager votre stupidité. Voyons, monsieur, si l’éther était affecté au degré que prétend Challenger et s’il était devenu nocif pour la santé humaine, les résultats n’en apparaîtraient-ils pas sur nous-mêmes ?

Il s’est mis à rire, tellement cet argument lui semblait sans réplique.

– Oui, monsieur, nous devrions déjà être très différents de ce que nous sommes ! Au lieu d’être tranquillement assis en chemin de fer et de discuter de problèmes scientifiques, nous devrions montrer quelques symptômes du poison qui nous travaille. Où voyez-vous un signe de ce trouble cosmique ? Allons, monsieur, répondez à cela ! Répondez ! Allons, pas d’échappatoire ! Je vous somme de répondre !

La moutarde me montait au nez. Dans le comportement de Summerlee, il y avait quelque chose de très désagréable, d’agressif… Je n’ai pu me contenir plus longtemps.

– Je crois que si vous connaissiez les faits un peu mieux, vous seriez moins affirmatif !

Summerlee a retiré sa pipe de sa bouche et il m’a fixé avec un étonnement glacé.

– Auriez-vous l’obligeance de me dire, monsieur, ce que sous-entend cette remarque un tant soit peu impertinente ?

– Je veux simplement dire ceci : quand j’ai quitté le journal, nous venions de recevoir un télégramme annonçant une épidémie générale chez les indigènes de Sumatra ; la dépêche ajoutait en outre que les phares n’avaient pas été allumés dans les détroits de la Sonde.

Summerlee a explosé.

– Réellement, il devrait y avoir des limites à la folie et à la bêtise humaines ! Ne comprenez-vous pas que l’éther, si pour un instant nous adoptons l’hypothèse saugrenue de Challenger, est une substance universelle qui est la même ici qu’à l’autre bout du monde ? Supposez-vous par hasard qu’il y a un éther anglais et un éther particulier à Sumatra ? Peut-être vous imaginez-vous que l’éther du Kent est supérieur à l’éther du Surrey à travers lequel nous transporte actuellement notre train ?… Non, décidément, le profane moyen est indécrottable ! Est-il concevable que l’éther à Sumatra soit mortel au point de provoquer là-bas une insensibilité totale, alors qu’au même moment il n’a par ici aucun effet perceptible ? En vérité, je puis affirmer que personnellement je ne me suis jamais senti plus solide avec un cerveau mieux équilibré !

– C’est possible, ai-je répondu. Je ne m’arroge pas la qualité de savant. J’ai pourtant entendu dire et répéter que la science d’une génération était généralement considérée comme une somme d’erreurs par la génération suivante. Mais il n’est pas nécessaire d’avoir beaucoup de bon sens pour voir que, l’éther étant si peu connu des savants, il pourrait être affecté d’un trouble local, sur quelques points du globe où il manifesterait là-bas un effet capable de se développer ultérieurement vers nous.

– Avec des « pourrait » et tous les conditionnels du monde, s’est écrié Summerlee positivement furieux, on prouve n’importe quoi ! Des cochons pourraient voler. Oui, monsieur, les cochons pourraient voler, mais ils ne volent pas ! Il est d’ailleurs très inutile de discuter avec vous : Challenger a semé dans vos cervelles l’absurdité. Tous deux vous êtes incapables de raisonner : je ferais aussi bien d’argumenter avec les coussins du compartiment !

Lord John a pris un visage sévère :

– Je me vois obligé de vous dire, professeur Summerlee, que vos manières ne se sont guère améliorées depuis que j’ai eu le plaisir de vous rencontrer !

– Votre Seigneurie n’est pas habituée à entendre la vérité ? Cela vous fait quelque chose, n’est-ce pas, quand quelqu’un vous amène à réaliser que derrière votre titre se cache un pauvre ignorant.

– Sur ma parole, monsieur ! a durement répliqué lord John, si vous étiez plus jeune, vous n’auriez pas l’audace de me parler sur ce ton !

Summerlee a pointé son bouc en avant d’un mouvement sec du menton :

– Je vous aurais appris, monsieur, que je n’ai jamais eu peur, jeune ou vieux, de dire son fait à un petit maître ignorant… Oui, monsieur, à un petit maître ignorant !… Même si cet imbécile pouvait se parer de tous les titres que les esclaves ont inventés et dont seuls les sots s’enorgueillissent.

Pendant quelques instants, les yeux de lord John ont jeté des éclairs. Tout de même, au prix d’un effort colossal, il a dompté sa colère ; il s’est adossé contre son siège et il a croisé les bras ; mais quelle amertume dans le sourire qu’il arborait ! Moi, j’étais écœuré, atterré. Comme une vague, le souvenir de notre passé commun a déferlé : notre camaraderie, nos jours de joie, d’aventures, et aussi toutes nos souffrances, nos angoisses, notre travail… tout ce que nous avions gagné enfin ! Était-ce cela l’aboutissement ? Des insultes, des injures… Alors j’ai subitement éclaté en sanglots : des sanglots entrecoupés, bruyants, incontrôlables ; je ne pouvais pas m’arrêter ; mes compagnons me regardaient avec étonnement ; j’avais enfoui ma tête dans mes mains. Et puis j’ai dit :

– Ne vous inquiétez pas. Seulement… seulement c’est tellement dommage…

– Vous êtes malade, bébé ! a murmuré lord John. Voilà ce qui ne va pas. Depuis le début, je vous ai trouvé bizarre.

Summerlee est intervenu avec une grande sévérité :

– Durant ces trois années, vous n’avez pas, monsieur, corrigé vos habitudes ! Moi non plus, je n’avais pas manqué d’observer depuis notre rencontre que votre comportement était étrange. Ne gaspillez pas votre sympathie, lord John ! Ces larmes sont celles d’un alcoolique : Malone a bu, voilà tout ! D’autre part, lord John, je vous ai appelé tout à l’heure un petit maître : peut-être ai-je été quelque peu excessif. Mais le mot me rappelle quelque chose : vous me connaissez sous les apparences d’un savant austère, n’est-ce pas ? Or je possède un petit talent de société dans lequel je suis passé maître. Me croiriez-vous si je vous disais que dans quelques nurseries je me suis fait une réputation méritée – tout à fait méritée, lord John ! – d’imitateur ? Et d’imitateur de quoi ? je vous le donne en mille ! J’imite à la perfection les animaux de basse-cour. Au fait, ce serait une façon agréable de passer ici notre temps ! Désirez-vous que je vous offre le plaisir de m’entendre imiter le cocorico du coq ?

– Non, monsieur ! a répondu lord John, encore sous le coup de l’offense reçue. Cela ne me ferait aucun plaisir.

– Mon imitation de la poule qui vient de pondre un œuf est cotée par les connaisseurs d’une note nettement au-dessus de la moyenne.