Le mariage conclu, son influence interviendrait plus sérieusement et saurait empêcher toute rupture entre ces deux rivaux. Francis l’y aiderait. L’un empêcherait son oncle, l’autre son père de se brouiller sur une question d’astronomie, ce qui avait déjà failli arriver.

La visite achevée, Loo ayant une dernière fois affirmé sa complète satisfaction, Mrs Hudelson, ses deux filles et Francis Gordon revinrent à la maison de Morris-street. Dès le lendemain, on passerait bail avec le propriétaire de la villa, on s’occuperait de l’ameublement, et il n’y aurait plus qu’à attendre le jour où les deux jeunes époux viendraient l’habiter.

Et, sans doute, grâce à ces importantes occupations, la confection des toilettes, l’échange des politesses avec amis et connaissances, ils s’écouleraient vite, les quarante-cinq jours compris entre le 10 avril et le 25 mai, date fixée pour le mariage.

«Vous verrez qu’on ne sera pas prêt ! » répétait l’impatiente Loo, et on peut être certain que ce ne serait pas sa faute, car elle aurait l’œil et la main à tout.

De leur côté, pendant ce temps, M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne perdraient pas une heure mais pour d’autres motifs. Ce qu’allait leur coûter de fatigues physiques et morales, d’observations prolongées par les jours clairs et les nuits sereines, la recherche de leur bolide, qui s’obstinait à ne point reprendre sa trajectoire au-dessus de l’horizon ! Mais cet horizon de Whaston n’était-il pas renfermé dans des limites trop étroites ?… Ne conviendrait-il pas de fouiller une plus vaste portion de ciel ? En se transportant sur quelque haute montagne, ne disposerait-on pas d’un champ plus étendu pour y suivre la translation du météore ?… Et il ne serait pas nécessaire d’aller bien loin, de quitter l’Amérique du Nord, de s’installer en plein Mexique, au sourcilleux sommet du Chimboranzo de l’Amérique du Sud !… De telles altitudes ne s’imposaient pas, et à quinze ou dix-huit cents mètres au-dessus du niveau de la mer, quelle magnifique aire de la voûte céleste les instruments pourraient parcourir ! Eh bien, dans les États voisins de la Virginie, en Géorgie ou en Alabama, est-ce que les Alleghanys n’offraient pas des cimes assez élevées pour faciliter les recherches de nos deux astronomes ?…

Qu’on n’en doute pas, sans avoir eu besoin de se concerter à ce sujet, M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson se demandaient s’ils ne feraient pas bien de chercher non seulement un plus large horizon, mais aussi une atmosphère plus dégagée de vapeurs !

Et, en vérité, c’est qu’ils en étaient pour leurs peines. Bien qu’ils eussent profité de temps calmes que n’obscurcissait aucune brume, ni entre le lever et le coucher du soleil, ni entre son coucher et son lever, le météore n’avait pu être saisi à son passage en vue de Whaston.

« Et y passe-t-il seulement ?… disait Dean Forsyth après une longue pose à l’oculaire de son télescope.

– Il passe, répondait Omicron avec un imperturbable aplomb.

– Alors pourquoi ne le voyons-nous pas ?…

– Parce qu’il n’est pas visible…

– Et s’il n’est pas visible pour nous, qui dit qu’il ne l’est pas pour d’autres ? »

Ainsi raisonnaient le maître et le serviteur, en se regardant d’un œil rougi par d’épuisantes veilles.

Or, ces propos qu’ils échangeaient entre eux, le docteur Hudelson se les tenait sous forme de monologue, et il n’était pas moins désespéré de son insuccès.

Tous deux avaient reçu des observatoires de Pittsburg et de Cincinnati une réponse à leur lettre. Cette réponse marquait qu’il était pris bonne note de la communication relative à cette apparition d’un bolide à la date du 2 avril dans la partie septentrionale de l’horizon de Whaston. Elle ajoutait que de nouvelles observations, qui n’avaient pas réussi à retrouver ce bolide, seraient continuées, et s’il était aperçu de nouveau, M. Dean Forsyth et le docteur Stanley Hudelson en seraient aussitôt avisés.

Il est bien entendu que les deux observatoires avaient répondu séparément, sans savoir que ces deux astronomes amateurs s’attribuaient chacun l’honneur de cette découverte et en revendiquaient la priorité.

Assurément, à la tour de la maison d’Elizabeth-street comme au donjon de la maison de Morris-street, on eût pu se dispenser de poursuivre ces fatigantes recherches. Les observatoires prévenus, mieux  outillés, possédaient des instruments à la fois plus puissants et plus précis. Pas de doute que si le météore n’était pas une masse errante, s’il obéissait à des influences régulières, s’il revenait enfin dans les conditions où il avait été aperçu déjà, les lunettes et les télescopes de Pittsburg et de Cincinnati le saisiraient au passage. M. Dean Forsyth et M. Sydney Hudelson n’eussent-ils pas mieux fait de s’en remettre aux directeurs de ces deux établissements renommés ?…

Eh bien, non !… ils s’attachèrent plus activement que jamais à poursuivre leur œuvre. Et cela tenait à ce que tous deux avaient ce pressentiment qu’ils poursuivaient le même résultat. Ils ne s’étaient rien communiqué de leurs travaux, ils n’en étaient qu’à des hypothèses, et cependant l’inquiétude que l’un fût devancé par l’autre, ne leur laissait pas un moment de répit. La jalousie les mordait au cœur, et, en réalité, il était à désirer pour les relations des deux familles que ce malencontreux bolide ne reparût jamais à leurs yeux !

En effet, il y avait lieu d’être inquiet, et cette inquiétude ne pouvait qu’aller croissant. M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne mettaient plus le pied l’un chez l’autre. Naguère, il ne se passait pas quarante-huit heures sans qu’il n’y eût échange de visites, et souvent invitations à dîner. À présent, visites nulles, invitations nulles aussi, et même était-il préférable de n’en point faire afin de s’épargner un refus.

Quelle situation pénible, en somme, pour les deux fiancés. Ils se voyaient pourtant, et chaque jour, car enfin la porte de la maison de Morris-street n’était point interdite à Francis Gordon. C’était à lui de venir, d’ailleurs, et non à Jenny. Mrs Hudelson lui témoignait toujours la même confiance et la même amitié ; mais il sentait bien que le docteur ne supportait pas sa présence sans une gêne visible. Et quand on parlait de M. Dean Forsyth devant M. Stanley Hudelson, celui-ci devenait tout pâle, puis tout rouge, trahissant  ainsi  l’antipathie  qu’il  éprouvait,  et,  en  des  conditions  identiques,  ces regrettables symptômes se révélaient dans l’attitude de M. Forsyth.

Mrs Hudelson avait bien essayé de connaître la cause de ce refroidissement, plus encore de cette aversion que ressentaient les deux anciens amis. Mais la tentative avait échoué, et son mari s’était borné à répondre :

« Non… je ne me serais pas attendu à un tel procédé de la part de Forsyth ! »

Quel procédé ?… Impossible d’obtenir une explication à ce sujet. Loo, elle-même, Loo, l’enfant gâtée à qui tout était permis, ne savait rien. Elle avait bien proposé d’aller relancer M. Forsyth jusque dans sa tour. Mais Francis l’en dissuada, et sans doute elle n’aurait reçu de l’oncle de Francis qu’une réponse analogue à celle que faisait son père.

« Non… je n’aurais jamais cru Hudelson capable d’une pareille conduite à mon égard ! »

À noter que la bonne Mitz, lorsqu’elle voulut tenter l’aventure il lui fut répondu d’un ton sec :

« Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! »

Cependant, on finit par apprendre ce dont il s’agissait par une indiscrétion d’Omicron que la vieille servante rapporta à Francis. Son maître avait découvert un bolide extraordinaire, et il y eut lieu de penser que même découverte, au même jour et à la même heure, avait été faite par le docteur Hudelson.

Ainsi telle était la cause de cette rivalité aussi ridicule que violente. Un météore, le sujet de cette brouille entre deux vieux amis, et au moment où un nouveau lien allait resserrer leur amitié !… Un bolide, un aérolithe, une étoile filante, une pierre après tout, grosse pierre si l’on veut, et qui devenait pierre d’achoppement contre laquelle risquait de se briser le char nuptial de Francis et de Jenny !…

Aussi Loo ne pouvait-elle se retenir et s’écriait, comme l’eût fait un garçon : « Au diable les météores, et avec eux toute la mécanique céleste ! »

Le temps s’écoulait. Le mois d’avril venait de céder la place au mois de mai.