Dans vingt-cinq jours arriverait la date fixée d’un commun accord… Mais que se passerait-il d’ici là ?… Quelque grave éventualité ne se produirait-elle pas ?… Ne s’en suivrait-il point un éclat qui élèverait un insurmontable obstacle aux projets des deux familles ?… Jusqu’ici cette déplorable rivalité n’avait pas franchi les murs de la vie privée… Mais si quelque événement imprévu la révélait au public… Si un choc jetait les deux rivaux l’un contre l’autre ?…
Cependant, les préparatifs en vue du mariage avaient continué. Tout serait prêt pour le 25 de ce mois, même la belle robe de mademoiselle Loo !…
Ce qu’il y a lieu de noter, c’est que cette première semaine de mai s’écoula dans des conditions atmosphériques abominables, de la pluie, du vent, un ciel balayé de gros nuages qui se succédaient sans discontinuité. Ne se montrèrent ni le soleil qui décrivait alors une courbe assez élevée au-dessus de l’horizon, ni la lune, presque pleine, et qui aurait dû emplir l’espace de ses rayons.
Il suit de là qu’il fût impossible de faire aucune observation astronomique. C’est bien ce dont Mrs Hudelson, Jenny et Francis Gordon ne songeaient point à se plaindre. Et jamais Loo, qui détestait le vent et la pluie, ne s’était plus réjouie de la persistance du mauvais temps.
« Qu’il dure au moins jusqu’à la noce, répétait-elle, et que pendant trois semaines encore on ne voie ni le soleil, ni la lune, ni la moindre étoile ! »
Ainsi se passèrent les choses au grand dépit des deux astronomes en chambre, et à l’extrême satisfaction de leurs familles.
Mais cet état de choses prit fin, et les conditions se modifièrent dans la nuit du 8 au 9 mai. Une brise de nord chassa toutes ces vapeurs qui troublaient l’atmosphère, et le ciel recouvra sa complète sérénité.
M. Dean Forsyth, à sa tour, le docteur Hudelson, à son donjon, se remirent donc à fouiller le firmament au-dessus de Whaston depuis son extrême périmètre jusqu’au zénith. Le météore repassa-t-il devant leurs lunettes ?… Eurent-ils cette bonne fortune de le ressaisir, et lequel des deux fut le premier à l’apercevoir ?…
Ce qui est certain, c’est que leur attitude ne se transforma aucunement, et, puisque la mauvaise humeur fut égale chez l’un comme chez l’autre, c’est qu’ils en étaient pour leurs inutiles observations, et, sans doute, le météore ne se représenterait jamais à leurs regards. Une note parue dans les journaux du 9 mai vint les fixer à cet égard. Cette note était ainsi conçue :
« Vendredi soir, à dix heures quarante-sept du soir, un bolide de merveilleuse grosseur a traversé les airs dans la partie septentrionale du ciel avec une rapidité vertigineuse en se déplaçant du nord-est au sud-ouest. »
Ni M. Hudelson, ni M. Forsyth ne l’avaient aperçu, cette fois. Peu importait ! Ils ne doutaient pas que ce fût celui qu’ils avaient indiqué aux deux observatoires.
« Enfin ! s’écria l’un.
– Enfin ! » s’écria l’autre.
Aussi quelle fut leur joie… mais aussi leur dépit, on le comprendra, lorsque, le lendemain, les journaux complétaient l’information comme suit :
« D’après l’Observatoire de Pittsburg, ce bolide serait celui que lui a signalé à la date du 9 avril M. Dean Forsyth de Whaston, et d’après l’Observatoire de Cincinnati, celui que lui a signalé à la même date le docteur Stanley Hudelson de Whaston. »
CHAPITRE VI – Qui contient quelques variations plus ou moins fantaisistes sur les météores en général et en particulier sur le bolide dont MM. Forsyth et Hudelson se disputent la découverte.
Si jamais continent put être fier de l’un de ses États, comme un père peut l’être de l’un de ses enfants, c’est bien le Nord-Amérique. Si jamais le Nord-Amérique put être fier de l’une de ses républiques, ce sont bien les États-Unis. Si jamais l’Union a pu être fière de l’un des cinquante et un États dont chaque étoile brille à l’angle du pavillon fédéral, c’est bien de cette Virginie, capitale Richmond. Si jamais la Virginie put être fière de l’une de ses cités que baignent les eaux du Potomac, c’est bien de cette ville de Whaston. Si jamais ladite Whaston put être fière de l’un de ses fils, c’est bien à l’occasion de cette retentissante découverte qui devait prendre un rang considérable dans les annales astronomiques du XXe siècle !
On l’imaginera aisément, sans parler des innombrables feuilles quotidiennes, bi-hebdomadaires, hebdomadaires, bi-mensuelles, mensuelles qui fourmillent dans l’U.S.A., les journaux whastoniens, tout au moins au début, publièrent les plus enthousiastes articles sur M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson. La gloire de ces deux illustres citoyens ne rejaillirait-elle pas sur toute la cité ?… Quel est celui de ses habitants qui n’en aurait pas sa part ?… Est-ce que le nom de Whaston n’allait pas être indissolublement lié à cette découverte ?… Est-ce qu’elle ne s’inscrirait pas dans les archives municipales avec le nom des deux astronomes auxquels la science en serait redevable ?…
Que le lecteur ne s’en montre donc pas surpris, et qu’il nous en croie sur parole, si nous lui affirmons que, dès ce jour, la population se dirigea en foule bruyante et passionnée vers les deux maisons de Morris-street et d’Elizabeth-street. Il va sans dire que personne n’était au courant de cette rivalité qui existait entre M. Forsyth et M. Hudelson. L’enthousiasme public les unissait dans le même élan. Qu’ils eussent opéré de conserve en cette circonstance, cela ne pouvait faire l’objet d’un doute. Leurs deux noms deviendraient inséparables dans la suite des âges, et peut-être après des milliers d’années, les futurs historiens n’affirmeraient-ils pas qu’ils avaient été portés par un seul homme ?…
Ce qui est certain, c’est que, pour répondre aux acclamations de la foule, M. Dean Forsyth dut paraître sur la terrasse de la tour, et M. Stanley Hudelson sur la terrasse du donjon. Devant les hurrahs qui s’élevaient vers eux, ils s’inclinèrent en salutations reconnaissantes.
Et, cependant, un observateur eût constaté que leur attitude n’exprimait pas une joie sans mélange. Une ombre passait sur ce triomphe, comme un nuage sur le soleil. Le regard oblique de l’un se portait vers la tour, et le regard oblique de l’autre vers le donjon. Tous deux se voyaient répondant aux applaudissements du public whastonien. Leur longue-vue les en avait déjà instruits, et, si elle eût été chargée, qui sait s’ils ne l’eussent pas tirée l’un contre l’autre ! Leurs regards, où se seraient concentrés tous leurs sentiments de jalousie, eussent fait balle !
Du reste, Dean Forsyth ne fut pas moins acclamé que le docteur Hudelson, et réciproquement, par les mêmes citoyens qui se succédèrent devant les deux maisons.
Et, durant ces ovations qui mettaient chaque quartier en rumeur, que se disaient Francis Gordon et la servante Mitz, Mrs Hudelson, Jenny et Loo ? Entrevoyaient-ils les fâcheuses conséquences qu’allait produire la note envoyée aux journaux par l’observatoire de Pittsburg et l’observatoire de Cincinnati ?… Ce qui avait été secret jusqu’alors était connu maintenant… M. Forsyth et M. Hudelson avaient découvert un bolide, chacun de son côté, et, étant donné la concordance des dates, il fallait bien reconnaître qu’il s’agissait du même météore… N’y avait-il donc pas lieu de se demander si, chacun de son côté, aussi, ne revendiquerait pas, sinon le bénéfice, du moins l’honneur de cette découverte, s’il n’en résulterait point un éclat très regrettable pour les deux familles ?…
Les sentiments que Mrs Hudelson et Jenny éprouvèrent pendant que la foule manifestait devant leur maison, il n’est que trop facile de les imaginer et de les comprendre. Toutes deux avaient vu cette manifestation en se tenant derrière les rideaux de leur fenêtre. Si le docteur avait paru sur la terrasse du donjon, elles s’étaient bien gardées de paraître au balcon de leur chambre. Le cœur serré, elles entrevoyaient les conséquences de l’information publiée par les journaux. Et si M. Forsyth et M. Hudelson, poussés par un absurde sentiment de jalousie, se disputaient le météore, le public ne prendrait-il pas fait et cause pour l’un ou pour l’autre. Chacun d’eux aurait ses partisans, et au milieu de l’effervescence qui régnerait alors dans la ville, au milieu des troubles qui se produiraient peut-être, quelle serait la situation des deux familles, celle des futurs époux, ce Roméo et cette Juliette, dans une querelle scientifique qui mettrait aux prises les Capulets et les Montaigus de la cité américaine !
En ce qui concerne Loo, elle était furieuse ; elle voulait ouvrir sa fenêtre ; elle voulait apostropher tout ce populaire ; elle regrettait de ne pas avoir une pompe à sa disposition pour asperger cette foule et noyer ses hurrahs sous des torrents d’eau froide. Sa mère et sa sœur eurent quelque peine à modérer les trop légitimes indignations de la fillette.
Il en fut de même à Elizabeth-street.
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