Francis Gordon aurait volontiers envoyé au diable tous ces enthousiastes qui risquaient d’aggraver une situation déjà tendue. Il avait d’abord eu l’intention de monter près de son oncle. Mais il ne le fit pas, par crainte de ne pouvoir cacher le dépit qu’il éprouvait. Il laissa donc M. Forsyth et Omicron parader sur la tour.
Mais, de même que Mrs Hudelson avait dû réprimer les impatiences de Loo, de même Francis Gordon dut refréner les colères de la bonne Mitz. Celle-ci voulait balayer cette foule, et l’instrument qu’elle maniait chaque jour avec tant d’habileté eût terriblement fonctionné entre ses mains. Toutefois, recevoir à coups de balai des gens qui viennent vous acclamer, c’eût été peut-être un peu vif, et le neveu dut intervenir dans l’intérêt de son oncle.
« Ah ! monsieur Francis, s’écriait la vieille servante, est-ce que ces criards-là ne sont pas fous ?…
– Je serais tenté de le croire, répondait Francis Gordon.
– Et tout cela à propos d’une espèce de grosse pierre qui se promène dans le ciel !…
– Comme vous dites, bonne Mitz !
– Bon ! si elle pouvait leur tomber sur la tête et en écraser une demi-douzaine !… Enfin, je vous le demande, à quoi ça sert-il, ces bolides ?…
– À brouiller les familles ! », déclara Francis Gordon, tandis que les hurrahs éclataient de plus belle.
Et, vraiment, si cette découverte, due aux deux anciens amis, devait leur valoir tant de gloire, pourquoi n’accepteraient-ils pas de la partager ?… Leurs deux noms y seraient attachés jusqu’à la fin des siècles !… Il n’y avait là aucun résultat matériel, aucun profit pécuniaire à espérer ! … Ce serait un honneur purement platonique !… Mais quand l’amour-propre est en jeu, quand la vanité s’en mêle, allez donc faire entendre raison à des entêtés pareils qui méritaient d’avoir maître Aliboron parmi leurs ancêtres !
Après tout, était-il donc si glorieux d’avoir aperçu ce météore ?… Sa découverte, n’était-ce pas au hasard qu’elle était due, et pour cette raison qu’il avait traversé l’horizon de Whaston, juste au moment où M. Dean Forsyth et M. Stanley Hudelson regardaient à travers l’oculaire de leurs instruments !
Et, d’ailleurs, est-ce qu’il n’en passe pas, jour et nuit, par centaines, par milliers de ces bolides, de ces astéroïdes, de ces étoiles filantes ?… Et d’autres que ces amateurs, n’avaient-ils pas aperçu le sillon lumineux que celui-là traçait dans l’espace ?… Est-ce qu’il est même possible de les compter ces globes de feu qui décrivent par essaims leurs capricieuses trajectoires sur le fond obscur du firmament ?… Six cents millions, disent les savants, pour le nombre de météores que l’atmosphère terrestre reçoit dans une seule nuit, soit douze cents millions par jour… Et, d’après Newton, il y aurait dix à quinze millions de ces corps qui seraient visibles à l’œil nu !… « Dès lors, de quoi se prévalaient ces deux découvreurs à propos d’une découverte devant laquelle les astronomes n’avaient point à se découvrir. »
Cette dernière phrase, c’était celle qui terminait un article du Punch, le seul journal de Whaston qui prit la chose par son côté plaisant et ne négligea point cette occasion d’exercer sa verve comique.
Il n’en fut pas ainsi de ses confrères plus sérieux qui, eux, profitèrent de ladite occasion pour faire étalage d’une science, puisée au Larousse américain, à rendre jaloux les professionnels les plus cotés des observatoires les plus illustres.
« Ces bolides, disait le Standard Whaston, Kepler croyait qu’ils provenaient des exhalaisons terrestres ; mais il paraît plus vraisemblable que ces phénomènes ne sont que des aérolithes, chez lesquels on a toujours constaté les traces d’une violente combustion. Du temps de Plutarque, on les considérait déjà comme des masses minérales, qui se précipitent sur le sol terrestre lorsqu’ils sont soustraits à la force de rotation générale. À les bien étudier, en les comparant aux autres minéraux, on leur trouve une composition identique, qui comprend à peu près le tiers des corps simples ; mais l’agrégation de ces éléments est différente. Les granules y sont tantôt menus comme de la limaille, tantôt gros comme des pois ou des noisettes d’une dureté remarquable et qui à la cassure présentent des traces de cristallisation. Il en est même qui sont uniquement formés de fer, de fer à l’état natif, le plus souvent mélangé de nickel, et que l’oxydation n’a jamais altérés. »
Très juste ce que le Standard Whaston portait à la connaissance de ses lecteurs. Mais le Daily Whaston, lui, insistait sur le soin que, de tout temps, les savants anciens ou modernes avaient pris d’étudier ces pierres météoriques et il disait :
« Est-ce que Diogène d’Apollonie ne cite pas une étoile de pierre incandescente dont la chute près d’Aegos-Potamos causa grande épouvante aux habitants de la Thrace, et qui avait la grandeur d’une moule de moulin. Qu’un pareil bolide vint à tomber sur le clocher de Saint-Andrew, et il le démolirait de son faîte à sa base. N’était-il pas à propos de donner la liste de ces pierres qui, venues des profondeurs de l’espace, et entrées dans le cercle d’attraction de la Terre, furent recueillies sur son sol : avant l’ère chrétienne, la pierre de foudre que l’on adorait comme le symbole de Cybèle en Galatie et qui fut transportée à Rome, ainsi qu’une autre, trouvée à Émèse en Syrie et consacrée au culte du Soleil ; le bouclier sacré recueilli sous le règne de Numa ; la pierre noire que l’on garde précieusement dans la Kaaba de La Mecque ; la pierre de tonnerre qui servit à fabriquer la fameuse épée d’Antar. Après l’ère chrétienne, que d’aérolithes décrits avec les circonstances qui accompagnèrent leur chute : une pierre de deux cent soixante livres tombée à Ensisheim en Alsace ; une pierre d’un noir métallique, ayant la forme et la grosseur d’une tête humaine, tombée sur le mont Vaison, en Provence ; une pierre de soixante-douze livres, dégageant une odeur sulfureuse, qu’on eût dite faite d’écume de fer, tombée à Larini en Macédoine ; une pierre tombée à Lucé, près de Chartres, en 1768, et brûlante à ce point qu’il fut impossible de la toucher. Et n’y a-t-il pas lieu de citer également ce bolide qui, en 1803, atteignit la ville normande de Laigle et dont Humboldt parle en ces termes : "À une heure de l’après-midi, par un ciel très pur, on vit un grand bolide se mouvant du sud-est au nord-ouest. Quelques minutes après, on entendit durant cinq ou six minutes, une explosion partant d’un petit nuage noir presque immobile, qui fut suivie de trois ou quatre autres détonations et d’un bruit que l’on aurait pu croire produit par des décharges de mousqueterie, auxquelles se mêlait le roulement d’un grand nombre de tambours. Chaque détonation détachait du nuage noir une partie des vapeurs qui le formaient. On ne remarqua en cet endroit aucun phénomène lumineux. Plus de deux mille pierres météoriques, dont la plus grande pesait dix-sept livres, tombèrent sur une surface elliptique, dirigée du sud-est au nord-ouest, et ayant onze kilomètres de longueur. Ces pierres fumaient et elles étaient brûlantes sans être enflammées ; et l’on constata qu’elles étaient plus faciles à briser quelques jours après leur chute que plus tard." Et voici maintenant le phénomène qui fut rapporté au secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Belgique : en 1854, à Hurworth, à Darlington, à Durham, à Dundee, par un ciel étoilé mais obscur apparut un globe de feu d’un volume double de celui de la Lune lorsqu’elle se montre pleine à nos regards. Des rayons scintillants s’échappaient de sa masse d’un rouge de sang. À sa suite, traînait une longue queue lumineuse, couleur d’or, large, compacte et tranchant vivement sur le bleu foncé du ciel. Cette queue, droite au début, prenait la forme d’un arc en s’élevant. Ce bolide traçait sa trajectoire du nord-est au sud-ouest, et si étendue qu’elle se dessinait d’un horizon à l’autre. Il vibrait avec intensité ou plutôt tournait sur son axe, en passant du rouge vif au rouge foncé, et il disparut sans que sa disparition eût été indiquée par un éclat ou par une chute. »
Aux détails donnés par le Daily Whaston, le Morning Whaston ajoutait ceux-ci qui complétaient l’article de son confrère : « Si le bolide de Hurworth n’a pas éclaté, il n’en a pas été ainsi de celui qui, le 14 mai 1864, s’est montré à un observateur de Castillon, Gironde, France. Bien que son apparition n’eût duré que cinq secondes, sa vitesse était telle que, dans ce court espace de temps, il a décrit un arc de soixante degrés. Sa teinte bleu verdâtre devenait blanche et d’un extraordinaire éclat. Entre l’explosion visible et la perception du bruit, il s’écoula de trois à quatre minutes, et, à une distance verticale de quarante kilomètres, le son emploie déjà deux minutes à la franchir. Il faut donc que la violence de cette explosion ait été supérieure aux plus fortes explosions qui peuvent se produire à la surface du globe. Quant à la dimension de ce bolide, calculée d’après sa hauteur, on n’estimait pas son diamètre à moins de quinze cents pieds, et il devait parcourir cinq lieues à la seconde, soit les deux tiers de la vitesse dont la terre est animée dans son mouvement de translation autour du Soleil. »
Après les dires du Morning Whaston vinrent les dires de l’Evening Whaston, traitant plus spécialement la question des bolides qui sont presque entièrement composés de fer, les plus nombreux, d’ailleurs.
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