Il rappela à ses nombreux lecteurs qu’une masse météorique, rencontrée dans les plaines de la Sibérie, ne pesait pas moins de sept cents kilogrammes. Et qu’était-ce auprès de celle qui fut découverte au Brésil et dont le poids ne mesurait pas moins de six mille kilogrammes ? Et ne point oublier deux autres masses de même nature, l’une de quatorze mille kilogrammes, trouvée à Olimpia dans le Tucuman, l’autre de dix-neuf mille kilogrammes reconnue aux environs de Duranzo au Mexique. Enfin, dans l’est du continent asiatique, à proximité des sources du fleuve Jaune, il existe un bloc de fer natif, haut d’une quarantaine de pieds, que les Mongols ont appelé la « Roche du Pôle », et qui passe, dans le pays, pour être tombé du ciel.

Et, ma foi, à la lecture de cet article, ce n’est pas trop s’avancer que d’affirmer qu’une partie de la population whastonienne ne laissa pas d’en éprouver un certain effroi. Pour avoir été aperçu dans les conditions que l’on sait, et à une distance qui devait être considérable, il fallait que le météore de MM. Forsyth et Hudelson eût des dimensions probablement très supérieures à celles des bolides du Tucuman, de Duranzo et de la Roche du Pôle. Qui sait si sa grosseur n’égalait pas, ne dépassait pas celle de l’aérolithe de Castillon, dont le diamètre avait été évalué à quinze cents pieds ?… Se figure-t-on le poids d’une telle masse de fer ?… Eh bien, si ledit météore avait déjà paru sur l’horizon de Whaston, n’y avait-il pas lieu de croire qu’il y reviendrait ?… Et si pour une raison quelconque il venait à s’arrêter sur un point de sa trajectoire, précisément situé au-dessus de Whaston, ce serait Whaston qui serait touchée avec une violence dont on ne pouvait se faire une idée !… Et n’était-ce pas l’occasion d’apprendre à ceux des habitants qui l’ignoraient, de rappeler à ceux qui la connaissaient, cette terrible loi de la chute des corps, la hauteur et le poids multipliés par le carré de la vitesse !…

Il suit de là qu’une certaine appréhension régna dans la ville. Le dangereux et menaçant bolide fut le sujet de toutes les conversations sur la place publique, dans les cercles comme au foyer familial. Surtout la partie féminine de la population ne rêvait plus que d’églises écrasées, de maisons anéanties, et si quelques hommes haussaient les épaules à propos d’un péril qu’ils considéraient comme imaginaire, ils ne formaient pas la majorité. Jour et nuit, on peut le dire, sur la place de la Constitution, comme dans les quartiers les plus élevés de la ville, des groupes se tenaient en permanence. Que le temps fût couvert ou non, cela n’arrêtait point les observations. Jamais les opticiens n’avaient vendu tant de lunettes, lorgnettes et autres instruments d’optique ! Jamais le ciel ne fut tant visé par ces yeux inquiets de la population whastonienne ! Lorsque le météore avait été aperçu par les astronomes de l’Ohio et de Cincinnati, ainsi que le déclara une note officielle, la direction qu’il suivait le faisait passer au-dessus de la ville et, qu’il fût visible ou non, le danger était de toutes les heures pour ne pas dire de toutes les minutes et même de toutes les secondes.

Mais, dira-t-on, non sans raison sérieuse, ce danger devait également menacer les diverses régions et avec elles les cités, les bourgades, les villages, les hameaux situés sous la trajectoire. Oui, évidemment. Le bolide devait faire le tour de notre globe, dans un temps qui n’était pas encore déterminé, et tous les points du sol au-dessous de son orbite étaient menacés par sa chute. Toutefois, c’était Whaston qui tenait le record de l’épouvante, si l’on veut bien accepter cette expression ultra-moderne, et ce record, elle l’eût volontiers abandonné à toute autre cité… de l’Ancien Continent surtout. Et si une terreur, vague d’abord, plus précise ensuite, et qui ne cessa d’aller croissant, s’empara de Whaston, c’est précisément parce que le bolide avait été pour la première fois signalé au-dessus d’elle. Donc, ce qui n’était pas douteux, c’est que divers points de cette trajectoire dominaient Whaston. Enfin l’impression générale pouvait être définie ainsi : celle des habitants d’une ville assiégée, dont le bombardement peut commencer d’un instant à l’autre et qui s’attendent à ce qu’une bombe vienne écraser leur maison !… Et quelle bombe !…

Qui le croirait, il y eut un journal de la localité qui, dans cet état de choses, trouva matière à des articles de pure ironie. Et il eut nombre de lecteurs, bien qu’il fût constant qu’il se moquait d’eux ! Oui, le Punch chercha à augmenter encore les craintes de la population en exagérant le péril par la moquerie, péril dont il voulait rendre responsable M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson.

« De quoi se sont mêlés, disait-il, ces amateurs ?… Avaient-ils donc besoin de fouiller l’espace avec leurs lunettes et leurs télescopes ?… Ne pouvaient-ils laisser tranquille ce firmament dont ils taquinent les étoiles !… Est-ce qu’il n’y a pas assez, est-ce qu’il n’y a pas trop d’autres savants qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas en se faufilant dans les zones intrastellaires ?… Les corps célestes n’aiment pas qu’on les regarde de si près, et leurs secrets, il n’appartient pas à des humains de les découvrir pour les divulguer ensuite !… Oui ! notre ville est menacée et personne n’y est plus en sûreté maintenant !… On s’assure contre l’incendie, contre la grêle, contre les cyclones… mais allez donc vous assurer contre la chute d’un bolide… un bolide qui est peut-être dix fois comme la citadelle de Whaston !… Et pour peu qu’il éclate en tombant, ce qui arrive fréquemment aux engins de cette espèce, la ville entière sera saccagée par ses débris, et qui sait même, incendiée, s’ils sont incandescents !… C’est la destruction certaine de notre chère cité !… Aussi pourquoi MM. Forsyth et Hudelson ne sont-ils pas restés tranquillement au rez-de-chaussée de leur maison au lieu de guetter les météores au passage !… Ce sont eux qui les ont provoqués par leur insistance, attirés par leurs manigances !… Si Whaston est détruite, si elle est écrasée ou brûlée par ce bolide, ce sera leur faute, et c’est à eux qu’il faut s’en prendre… Et nous le demandons à tout lecteur impartial, et s’il en est d’impartiaux, ce sont bien ceux qui ont pris un abonnement au Whaston Punch, à quoi servent les astronomes, les astrologues, les météorologistes, et quel bien a-t-il jamais résulté de leurs travaux pour les habitants de ce bas monde ?… Et, pour rappeler cette vérité sublime, due au génie d’un Français, l’illustre Brillat-Savarin : "La découverte d’un plat nouveau fait plus pour le bonheur de l’humanité que la découverte d’une étoile !" »

CHAPITRE VII – Dans lequel on verra Mrs Hudelson très chagrine de l’attitude du docteur vis-à-vis M. Dean Forsyth et on entendra la bonne Mitz rabrouer son maître d’une belle manière.

 

À ces plaisanteries du Whaston Punch, que répondirent M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ? Rien, et peut-être même ne lurent-ils pas l’article de l’irrespectueux journal. Ne valait-il pas mieux, d’ailleurs, ne point le prendre au sérieux ? Mais enfin, ces moqueries, plus ou moins spirituelles, sont peu agréables pour les personnes qu’elles visent. Si, dans l’espèce, ces personnes n’en eurent point connaissance, leurs parents, leurs amis, ne purent les ignorer, et cela ne laissa point de leur causer quelque ennui. La bonne Mitz était furieuse. Accuser son maître d’avoir attiré ce bolide qui menaçait la sécurité publique !… À l’entendre, M. Dean Forsyth devrait poursuivre l’auteur de l’article, et le juge de paix, M. John Proth, saurait bien le condamner à de gros dommages-intérêts ; sans parler de la prison qu’il méritait pour ses calomnieuses déclarations. Il ne fallut rien moins que l’intervention de Francis Gordon pour calmer la vieille servante. Quant à cette petite Loo, elle prit la chose par le bon côté, et il fallait l’entendre répéter en riant aux éclats :

« Ah oui !… le journal a raison !… Pourquoi M. Forsyth et papa se sont-ils avisés de découvrir ce maudit caillou dans l’espace ?… Sans eux, il serait passé inaperçu comme tant d’autres qui ne nous ont point fait de mal ! »

Et ce mal, ou plutôt ce malheur, auquel pensait la fillette, c’était la rivalité qui allait exister entre l’oncle de Francis et le père de Jenny. C’étaient les conséquences de cette rivalité, à la veille d’une union qui devait resserrer plus étroitement encore les liens entre les deux familles.

En effet, elles ne se préoccupaient, ne s’inquiétaient guère, on peut l’affirmer, de la chute si peu probable du bolide sur Whaston. Cette ville n’était pas plus menacée que celles qui se trouvaient situées sous la trajectoire décrite par le météore dans son mouvement de translation autour du globe terrestre. Qu’il dût tomber quelque jour, possible après tout mais non pas certain, et pourquoi ne conserverait-il pas à jamais cette situation de satellite soumis comme une autre lune à la gravitation terrestre ? Non Les Whastoniens n’avaient qu’à rire des plaisantes prédictions du Punch et ils en riaient, n’ayant pas comme les familles Forsyth et Hudelson de sérieuses raisons pour s’en chagriner.

Ce qui devait arriver, arriva. Tant que M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson n’avaient eu que des soupçons l’un à l’égard de l’autre, tant qu’il n’était pas constaté qu’ils avaient suivi la même piste, aucun éclat ne s’était produit. Que leurs rapports se fussent un peu refroidis, soit ! Qu’ils eussent même évité de se rencontrer, soit encore ! Mais, à présent, depuis la publication des lettres des deux observatoires, il était publiquement établi que la découverte du même météore appartenait aux deux observateurs de Whaston. Qu’allaient-ils faire ?… Chacun d’eux revendiquerait-il par la voie des journaux, et, qui sait, devant la justice compétente, la priorité de cette découverte ?… Y aurait-il des débats retentissants à ce sujet et ne devait-on pas craindre que le Punch, dans ses fantaisistes articles, et avec le sans-gêne d’un journal plaisantin, ne vînt à pousser les deux rivaux à surexciter leur amour-propre, à jeter de l’huile sur ce feu, et mieux que de l’huile, du pétrole, puisque cela se passe en Amérique et que les sources de ce liquide minéral y sont inépuisables ?… Et, sans doute, la caricature ne tarderait pas à se joindre aux racontars des reporters et la situation deviendrait de plus en plus tendue entre le donjon de Morris-street et la tour d’Elizabeth-street.

Aussi ne s’étonnera-t-on pas si M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne faisaient jamais la moindre allusion au mariage dont la date approchait trop lentement, qu’on en soit assuré, au gré de Francis et de Jenny. C’était comme s’il n’en eût jamais été question.