Le moment n’est pas venu où elle doit entrer en scène, et il convient de ne la présenter qu’au milieu de sa famille. Cela ne saurait tarder. D’ailleurs, on ne saurait apporter assez de méthode dans le développement de cette histoire, qui exige une extrême précision.

En ce qui concerne Francis Gordon, nous ajouterons qu’il demeurait dans la maison d’Elizabeth-street, et ne la quitterait sans doute que le jour de son mariage avec miss Jenny… Mais, encore une fois, laissons miss Jenny Hudelson où elle est, et disons seulement que la bonne Mitz était la confidente du neveu de son maître et qu’elle le chérissait comme un fils, ou, mieux encore, un petit-fils, les grands-mères tenant généralement le record de la tendresse maternelle.

Mitz, servante modèle, maintenant introuvable, descendait de cette espèce perdue qui tient à la fois du chien et du chat – du chien puisqu’elle s’attache à ses maîtres, du chat puisqu’elle s’attache à la maison. Comme on l’imagine aisément, Mme Mitz avait son franc-parler avec M. Dean Forsyth, et quand il avait tort, elle le lui disait. S’il ne voulait pas en convenir, il n’avait qu’une chose à faire : quitter la place, regagner son cabinet et s’y enfermer à double verrou.

Du reste, M. Dean Forsyth n’avait pas à craindre d’y être jamais seul. Il pouvait compter sur un autre personnage de quelque importance qui se soustrayait également aux remontrances et admonestations de la bonne Mitz.

C’était Omicron qui, sans doute, aurait été surnommé Oméga, s’il n’eût été de très petite taille. Il n’avait pas grandi depuis l’âge de quinze ans, et à cet âge-là, il ne mesurait pas plus de quatre pieds six pouces. De son vrai nom, Tom Wif, – il était entré dans la maison de M. Dean Forsyth, précisément à l’époque où s’arrêta sa croissance, en qualité de jeune domestique, et comme il avait dépassé la cinquantaine, on en conclura que, depuis trente-cinq ans, il était au service de l’oncle de Francis Gordon.

Mais il faut savoir à quoi se réduisait ce service depuis bien des années déjà : à aider M. Dean Forsyth dans les travaux pour lesquels il éprouvait une passion au moins égale à celle de son maître. M. Dean Forsyth travaillait donc ?…

Oui… en amateur, et avec quelle ambition, doublée de quelle fougue, on en jugera. Et de quoi s’occupait-il ?… de médecine, de droit, de science, de littérature, d’arts, d’affaires, comme tant de citoyens de la libre Amérique ?…

Pas le moins du monde, ou plutôt de science, et encore d’une certaine science, de l’astronomie, non de celle qui aborde les hauts calculs relatifs aux corps célestes. Non, il ne cherchait qu’à faire des découvertes planétaires ou stellaires. Rien ou presque rien de ce qui se passait à la surface de notre globe ne paraissait l’intéresser, et il vivait dans les espaces infinis. Mais comme il n’y aurait trouvé ni à déjeuner ni à dîner, il fallait bien qu’il en redescendît deux fois par jour tout au moins. Et, précisément, ce matin-là, il se faisait attendre, ce dont maugréait la bonne Mitz en tournant autour de la table. « Il ne viendra donc pas ?… répétait-elle.

– Omicron n’est pas là ?… demanda Francis Gordon.

– Il n’est jamais là qu’où est son maître !… répliqua la servante. Je n’ai pourtant plus assez de jambes – c’est ainsi qu’elle s’exprima – pour grimper jusqu’à son perchoir.

Le perchoir en question n’était ni plus ni moins qu’une tour dont la galerie supérieure se dressait à une vingtaine de pieds au-dessus du toit de la maison, un observatoire pour lui donner son véritable nom. Au-dessous de la galerie se trouvait une chambre circulaire, percée de quatre fenêtres orientées vers les quatre points cardinaux. À l’intérieur pivotaient sur leur pied quelques instruments, lunettes et télescopes d’une portée assez considérable, et si leurs objectifs ne s’usaient point, ce n’était pas faute d’être utilisés. Ce qu’il y aurait eu plutôt à craindre, c’eût été que M. Dean Forsyth et Omicron finissent par s’abîmer les yeux à force de les appliquer aux oculaires de leurs instruments.

C’est dans cette chambre que tous deux passaient la plus grande partie du jour et de la nuit, se relayant, il est vrai, entre le coucher et le lever du soleil. Ils regardaient, ils observaient, ils plongeaient à travers les zones interstellaires. L’espoir ne les quittait pas de faire quelque découverte à laquelle s’attacherait le nom de Dean Forsyth. Lorsque le ciel était pur, cela allait encore ; mais il s’en faut qu’il le soit toujours sur le trente-septième parallèle qui traverse l’État de Virginie. Des nuages, des cyrrhus{1}, des nimbus, des cumulus, tant qu’on en veut, et assurément plus que n’en voulaient le maître et le serviteur. Mais que de jérémiades échangées de l’un à l’autre, que de menaces contre ce firmament sur lequel la brise traînait méchamment ses haillons de vapeurs !

Et, pendant ces heures fâcheuses, interminables, alors que nulle observation ne pouvait être faite, l’astronome amateur de répéter en fourrageant sa chevelure désordonnée :

« Qui sait si, en ce moment, quelque nouvel astre ne passe pas dans le champ de mon objectif ?… qui sait si je ne perds pas là l’occasion de saisir au vol un second satellite de la terre… ou un sous-satellite qui circulerait autour de la lune ?… Qui sait si un météore quelconque, un bolide, un astéroïde, ne se promène pas au-dessus de la couche de ces maudits nuages ?…

– C’est bien possible, répondait Omicron. Et, précisément, mon maître, ce matin, pendant une éclaircie… j’ai cru apercevoir…

– Moi aussi, Omicron…

– Tous deux… mon maître… tous deux…

– Moi… le premier certainement ! déclara M. Dean Forsyth…

– Sans doute, accepta Omicron, avec un hochement de tête significatif ; et il m’a bien semblé que c’était… que ce devait être…

– je le jurerais, affirma Dean Forsyth, un météore qui se déplaçait du nord-est au sud-ouest…

– Oui, mon maître, presque dans le sens du Soleil…

– Sens apparent, Omicron…

– Apparent, cela va sans dire.

– Et c’était à sept heures trente-sept minutes et vingt secondes…

– Et vingt secondes, répéta Omicron, ainsi que je l’ai aussitôt constaté à notre horloge…

– Et il n’a pas reparu depuis ! s’écria M. Dean Forsyth, en tendant vers le ciel une main menaçante.

– Non… mon maître… des nuages… des nuages… des nuages qui se sont levés dans l’ouest-sud-ouest, et je ne sais pas si nous reverrons un coin de bleu de toute la journée !…

– C’est un fait exprès… répliqua Dean Forsyth, et je crois vraiment que cela n’arrive qu’à moi !…

– Et à moi ! », murmura Omicron, qui se regardait comme de moitié dans les travaux de son maître.

Au vrai, tous les habitants de Whaston avaient le même droit de se plaindre si d’épais nuages attristaient leur ville. Que le soleil luise… ou ne luise pas, c’est pour tout le monde.

Et ce qu’était la mauvaise humeur de Dean Forsyth, lorsque le brouillard enveloppait la cité – un de ces brouillards qui durent quarante-huit heures – il n’est que trop facile de se l’imaginer. Au moins, même par un ciel nuageux, il n’était pas impossible d’apercevoir quelque astéroïde, s’il rasait la surface du globe terrestre ; mais, à travers l’épaisseur des brumes, que peuvent les télescopes les plus puissants, les lunettes les plus perfectionnées, lorsque des créatures humaines ne se voient point à dix pas ?… Et cela n’est pas rare à Whaston, bien que la ville soit baignée des eaux claires du Potomac et non des eaux bourbeuses de la Tamise…

Et maintenant, au début de la matinée, ce jour-là, alors que le ciel était pur, qu’avaient donc aperçu… ou cru apercevoir le maître et le serviteur ?… C’était un bolide, de forme allongée, doué d’une vitesse excessive dont ils n’avaient pu mesurer l’intensité. Ainsi que nous l’avons dit, ce bolide se déplaçait du nord-est au sud-ouest ; mais comme la distance entre la terre et lui devait mesurer un certain nombre de lieues, il eût été possible de le suivre pendant quelques heures à travers le champ des lunettes, si cet intempestif brouillard ne fut venu empêcher toute observation !

Et alors se dévidait le fil des regrets que provoquait naturellement cette mauvaise chance !… Reviendrait-il, ce bolide, sur l’horizon de Whaston ?… Pourrait-on en calculer les éléments, déterminer sa masse, son poids, sa nature ?… Ne serait-ce pas quelque autre astronome, plus favorisé, qui le retrouverait en un autre point du ciel ?… Dean Forsyth, l’ayant si peu tenu au bout de son télescope, serait-il qualifié pour signer de son nom cette découverte ?… Tout l’honneur n’en reviendrait-il pas plus tard à un de ces savants de l’Ancien ou du Nouveau Continent, qui passent leur existence à épier des météores entre le zénith et l’horizon de leurs observatoires ?…

Et tous deux revinrent se poster devant celle des fenêtres qui s’ouvrait vers l’Orient. Ils ne parlaient plus. Dean Forsyth parcourait du regard le vaste horizon que limitait de ce côté le profil capricieux des collines de Serbor, au-dessus desquelles la brise, en fraîchissant, chassait les nues grisâtres, trouées çà et là de rares éclaircies.