Omicron se hissait sur la pointe des pieds pour accroître le rayon de vue que réduisait sa petite taille. L’un avait croisé les bras, et ses mains fermées s’écrasaient sur sa poitrine. L’autre, de ses doigts crispés, battait l’appui de la fenêtre. Quelques oiseaux filaient à tire-d’aile, en jetant de petits cris aigus, et ils avaient bien l’air de se moquer du maître et du serviteur que leur qualité d’êtres humains retenait à la surface de la terre !… Ah ! s’ils avaient pu les suivre dans leur vol, en quelques bonds, ils auraient traversé la couche des vapeurs, et peut-être eussent-ils réaperçu l’astéroïde continuant sa course au milieu de l’étincellement des rayons solaires ?… En cet instant, on frappa à la porte.
Dean Forsyth et Omicron, absorbés dans leurs idées, n’entendirent pas. La porte s’ouvrit alors, et Francis Gordon parut sur le seuil. Dean Forsyth et Omicron ne se retournèrent même pas. Le neveu alla vers l’oncle, et lui toucha légèrement le bras.
Dean Forsyth sembla revenir du bout du monde… et non du monde terrestre mais du monde céleste où son imagination l’avait entraîné à la suite du météore… «Qu’est-ce ?… demanda-t-il.
– Mon oncle… le déjeuner attend…
– Ah ! fit Dean Forsyth, il attend ?… Eh bien… nous aussi, nous attendons…
– Vous attendez… quoi ?…
– Que le Soleil reparaisse, déclara Omicron, dont la réponse fut approuvée de son maître.
– Mais, mon oncle, vous n’avez pas, je pense, invité le Soleil à déjeuner, et on peut se mettre à table sans lui… »
Que répliquer à cela ?… Est-ce que si l’astre radieux ne se montrait pas de toute la journée, M. Dean Forsyth s’entêterait à ne déjeuner qu’à l’heure où dînent les honnêtes gens, d’habitude ?…
« Mon oncle, reprit Francis Gordon, Mitz s’impatiente, je vous préviens… »
Cela parut être une raison dominante, qui ramena M. Dean Forsyth du rêve dans la réalité. Les impatiences de la bonne Mitz, il les connaissait, il les redoutait même, et puisqu’elle lui avait dépêché un exprès, il fallait se rendre sans plus tarder.
« Quelle heure est-il donc ? demanda Dean Forsyth.
– Onze heure quarante-six », répondit Francis Gordon.
En effet, la pendule marquait onze heures quarante-six, et, d’ordinaire, c’était à onze heures précises que l’oncle et le neveu s’asseyaient en face l’un de l’autre. Habituellement aussi, Omicron les servait. Mais, ce jour-là, sur un signe de son maître qu’il comprit sans peine, il resta dans l’observatoire, et s’il se faisait un retour du Soleil… M. Dean Forsyth et Francis Gordon prirent donc l’escalier et descendirent au rez-de-chaussée de la maison.
Mitz était là, regarda son maître en face, et celui-ci baissa la tête.
« Omicron ?… demanda-t-elle.
– Il est occupé là-haut, répondit Francis Gordon, et nous nous passerons de lui ce matin…
– Soit ! », répondit Mitz.
Le déjeuner commença, et les bouches ne s’ouvrirent que pour manger, non pour parler. Mitz, qui causait volontiers en apportant les plats et en changeant les assiettes, ne desserrait pas les dents. Ce silence pesait, cette contrainte gênait. Aussi Francis Gordon, désireux d’y mettre terme, de dire : « Mon oncle, est-ce que vous êtes content de votre matinée ?…
– Oui… non… répliqua M. Dean Forsyth. L’état du ciel n’était pas propice…
– Êtes-vous donc sur la piste de quelque découverte astronomique ?…
– Je le crois… Francis… Mais tant que je ne serai pas assuré par une nouvelle observation…
– Et c’est cela, monsieur, demanda Mitz, d’un ton quelque peu sec, qui vous tracasse depuis huit jours… au point que vous ne quittez plus votre tour et que vous vous relevez la nuit… oui !… trois fois depuis hier soir… je vous ai entendu…
– En effet, ma bonne Mitz…
– Et quand vous vous serez fatigué outre mesure… reprit la digne servante, quand vous aurez miné votre santé, quand vous aurez attrapé un bon rhume, quand vous serez cloué au lit pour plusieurs semaines, est-ce vos étoiles qui viendront vous soigner, et le docteur vous ordonnera-t-il de les prendre en pilules ?… »
Étant donné la tournure que prenait le dialogue, Dean Forsyth comprit que mieux valait ne point répondre. Décidé, d’ailleurs, à ne point tenir compte des remontrances de Mitz, il ne voulut pas l’exciter en la contredisant, et continua de manger silencieusement, sans même prêter attention à son verre et à son assiette.
Francis Gordon essayait de soutenir la conversation ; mais, au vrai, c’était comme s’il se fut parlé à lui-même. Son oncle, toujours sombre, ne paraissait pas l’entendre. Lorsqu’on ne sait trop que dire, on cause du temps qu’il a fait ou qu’il fait ou qu’il fera, matière inépuisable et à la portée de toutes les bouches. Et en somme, cette question atmosphérique était celle qui devait plus particulièrement intéresser M. Dean Forsyth. Aussi, à un certain moment, où le soleil plus voilé rendait la salle à manger plus obscure, il releva la tête, regarda la fenêtre, et laissant d’une main accablée retomber sa fourchette, il s’écria :
« Est-ce que ces maudits nuages ne vont pas dégager le ciel ?… Est-ce que la pluie va tomber à torrent ?…
– Ma foi, déclara Mitz, après trois semaines de sécheresse, ce serait heureux pour les biens de la terre…
– La terre… la terre ! », murmura M. Dean Forsyth avec un si parfait dédain qu’il s’attira cette réponse de la vieille servante.
« Oui… la terre, Monsieur, et elle vaut bien le ciel dont vous ne voulez jamais descendre… même à l’heure du déjeuner…
– Voyons, ma bonne Mitz… dit Francis Gordon pour la calmer.
– Mais, continua-t-elle sur le même ton, s’il ne commence pas à pleuvoir à la fin d’octobre, quand pleuvra-t-il, je vous le demande ?…
– Mon oncle, reprit alors le neveu, il n’est que trop vrai, nous sommes à la fin d’octobre… au début de l’hiver, et il faut bien en prendre son parti !… D’ailleurs, l’hiver, ce n’est pas nécessairement le mauvais temps !… Il y a, par les grands froids, des journées très sèches avec un ciel plus pur que pendant les chaudes heures de l’été… Eh bien, vous reprendrez vos travaux dans des conditions meilleures !… un peu de patience, mon oncle…
– De la patience, Francis ! répliqua M. Dean Forsyth dont le front n’était pas moins rembruni que l’atmosphère, de la patience !… Et, s’il s’en va si loin qu’on ne puisse l’apercevoir ?… Et s’il ne se montre plus au-dessus de l’horizon ?…
– Il ?… s’écria Mitz. Qui… il ?… »
À cet instant, la voix d’Omicron se fit entendre :
« Mon maître… mon maître…
– Il y a du nouveau », s’exclama M. Dean Forsyth en repoussant précipitamment sa chaise pour se diriger vers la porte.
Et, précisément, un vif rayon pénétra par la fenêtre, piquant de paillettes lumineuses les verres, les bouteilles et les flacons de la table.
« C’est le soleil… le soleil ! », répétait M. Dean Forsyth, qui montait l’escalier à toute hâte.
« Le voilà envolé !… dit Mitz en s’asseyant sur une des chaises. Est-il permis !… Et ce n’est pas l’hiver, ce n’est pas le froid qui l’empêchera de passer des jours et des nuits en plein air !… au risque de rhumes… de bronchites… de congestion !… Et tout cela pour des étoiles filantes !…
Et encore si on pouvait les prendre et en faire collection !… »
Ainsi s’exprimait la bonne Mitz, bien que son maître ne pût l’entendre, et il l’aurait entendue que c’eût été tout comme.
M. Dean Forsyth, essoufflé par l’ascension, venait d’entrer dans son observatoire. Le vent du sud-ouest avait fraîchi et chassé les nuages vers le levant. Une large éclaircie laissait voir le bleu jusqu’au zénith. Toute la partie du ciel où le météore avait été observé, largement découverte, permettrait aux instruments de s’y promener sans se perdre dans les vapeurs. La chambre s’emplissait de rayons solaires.
« Eh bien ?… demanda M. Dean Forsyth, qu’y a-t-il ?…
– Il y a le soleil, répondit Omicron, mais pas pour longtemps, car des nuages reparaissent déjà dans l’ouest.
– Pas une minute à perdre », s’écria M. Dean Forsyth, en braquant la lunette, tandis que son serviteur en faisait autant du télescope.
Et, pendant quarante minutes environ, avec quelle passion ils manièrent leurs instruments ! Avec quelle patience, ils en manœuvrèrent la vis pour les maintenir au point ! Avec quelle minutieuse attention ils fouillèrent tous les coins et recoins de cette partie de la sphère céleste ! C’était bien par tant d’ascension droite et tant de déclinaison que le bolide leur avait apparu pour la dernière fois… Ils étaient sûrs de ses coordonnées…
Et rien… rien à cette place ! Déserte, toute cette éclaircie qui offrait aux météores un si magnifique champ de promenade ! … Pas un seul point visible en cette direction !…
Aucune trace de l’astéroïde ni de son passage !…
« Rien !… fit M. Dean Forsyth, en essuyant ses yeux rougis par le sang qui s’était porté à leurs paupières.
– Rien !… », fit Omicron comme un écho plaintif.
Et alors, les vapeurs revinrent, le ciel s’obscurcit de nouveau.
Finie, l’éclaircie du ciel, et pour toute la journée cette fois ! Les vapeurs ne formèrent bientôt plus qu’une masse uniforme, d’un gris sale, et s’égouttèrent en pluie fine. Il fallait renoncer à toute observation, au grand désespoir du maître et du serviteur !…
Et alors, Omicron, de dire :
« Mais, Monsieur… sommes-nous bien sûrs de l’avoir vu ?…
– Si nous en sommes sûrs ?… », s’écria M. Dean Forsyth, en levant les bras au ciel.
Et, d’un ton où se mêlaient l’inquiétude et la jalousie, il ajouta :
« Il ne manquerait plus qu’il l’eût aperçu, lui… aussi, Sydney Hudelson ! »
CHAPITRE III – Où il est question du docteur Sydney Hudelson, de sa femme, mistress Flora Hudelson, de miss Jenny et de miss Loo, leurs deux filles.
« Pourvu qu’il ne l’ait pas aperçu, lui aussi, Dean Forsyth ! » Voici ce que venait de se dire aussi le docteur Sydney Hudelson.
Car il était docteur, et s’il n’exerçait pas la médecine à Whaston, c’est qu’il préférait consacrer tout son temps et toute son intelligence à ces hautes, à ces sublimes occupations de l’astronomie.
Du reste, le docteur Hudelson possédait une jolie fortune, tant de son chef que du chef de mistress Hudelson, née Flora Clarish. Sagement administrée, elle lui assurait l’avenir, et aussi celui de ses deux filles, Jenny et Loo Hudelson.
Ce docteur astronome était âgé de quarante-sept ans, sa femme de quarante ans, sa fille aînée de dix-huit ans, sa fille cadette de quatorze ans.
Assurément, bien que les familles Forsyth et Hudelson fussent très unies, il n’en existait pas moins une certaine rivalité entre Sydney Hudelson et Dean Forsyth. On ne dira pas qu’ils se disputaient telle ou telle planète, telle ou telle étoile, puisque les astres du ciel appartiennent à tous, même à ceux qui ne les ont pas découverts ; mais il leur arrivait fréquemment de se disputer à propos de telle ou telle observation météorologique. Ce qui eût pu envenimer les choses, et provoquer parfois de regrettables scènes, c’eût été l’existence d’une dame Dean Forsyth. Or, on le sait, ladite dame n’existait pas, puisque celui qui l’aurait épousée, était resté célibataire, et n’avait jamais eu, même en rêve, la pensée de se marier.
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