Miss Loo prétendait même que « l’éternel Francis » était toujours dans la maison, qu’il feignait de sortir par la porte de la rue et rentrait par la porte du jardin, et se cachait dans les coins pour ne point être vu…
On causa, ce jour-là, de ce dont on causait tous les jours en attendant la date choisie pour la célébration du mariage. Jenny écoutait ce que disait Francis avec la gravité naturelle qui ne lui enlevait rien de son charme. Ils se regardaient, ils formaient des projets d’avenir, dans la pensée que leur réalisation ne pouvait plus être éloignée. Qui aurait pu prévoir même un retard ?… Cette union n’avait-elle pas l’agrément des deux familles ?… Déjà Francis Gordon avait trouvé une jolie maison de Lambeth-street, qui présentait toutes les convenances, un frais jardin, verdoyant encore. C’était dans le quartier de l’Ouest, avec vue sur le cours du Potomac, et pas très loin de la rue Morris. Mrs Hudelson promit d’aller visiter cette maison dès le lendemain et, pour peu qu’elle plût à sa future locataire, elle serait louée sous huitaine. Loo accompagnerait sa mère et sa sœur à cette visite. Elle n’admettait pas que l’on se fût passé de son avis, et, comme elle s’y entendait, voulait s’occuper de l’installation du jeune ménage… Et on la laissait aller et on la laissait dire.
Soudain, se relevant de sa chaise et courant vers la fenêtre, Loo de s’écrier :
« Eh bien… et M. Forsyth ?… Est-ce qu’il ne doit pas venir aujourd’hui ?…
– Mon oncle arrivera vers quatre heures, répondit Francis Gordon.
– C’est que sa présence est indispensable pour résoudre la question, fit observer Mrs Hudelson.
– Il le sait, et ne manquera point au rendez-vous…
– Et s’il y manquait, déclara Loo, qui tendit une petite main menaçante, il aurait affaire à moi, et n’en serait pas quitte à bon marché…
– Et M. Hudelson ?… demanda Francis. Nous n’avons pas moins besoin de lui que de mon oncle.
– Père est dans son donjon, dit Jenny, et descendra aussitôt qu’il sera prévenu…
– Je m’en charge, répondit Loo, et j’aurai vite grimpé ses trois étages.
En effet, il importait que M. Forsyth et M. Hudelson fussent là. Ne s’agissait-il pas de fixer la date de la cérémonie ? Le mariage serait célébré dans le plus court délai, à la condition, cependant, que la demoiselle d’honneur eût le temps de se faire confectionner sa jolie robe – une robe longue de demoiselle et non plus de fillette, qu’elle comptait bien étrenner ce jour-là.
Et, à cette observation que Francis lui fit en plaisantant :
« Mais si elle n’était pas prête, la fameuse robe ?…
– On remettrait la noce ! » déclara l’impérieuse personne.
Et cette réponse fut suivie d’un tel éclat de rire que M. Hudelson dut certainement l’entendre des hauteurs de son donjon.
Ainsi allait la conversation, et l’aiguille de la pendule passait d’une minute à l’autre, et M. Dean Forsyth ne paraissait pas. Loo avait beau se pencher hors de la fenêtre d’où elle apercevait la porte d’entrée, pas de M. Forsyth !… Et même lorsque Mrs Hudelson, Jenny, sa sœur et Francis eurent traversé la cour jusqu’à la rue, on ne vit point la silhouette de l’oncle se découper à l’angle de Morris-street.
Il fallut donc rentrer dans le salon et s’armer de patience – une arme dont Loo ne connaissait guère le maniement.
« Mon oncle m’a pourtant bien promis… répétait Francis Gordon, mais depuis quelques jours, je ne sais trop ce qu’il a…
– M. Forsyth n’est point indisposé, j’espère ?… demanda Jenny.
– Non… préoccupé… je ne sais trop… on ne peut pas en tirer dix paroles du matin au soir !… Que peut-il avoir dans la tête ?…
– Quelque éclat d’étoile !… s’écria la fillette.
– Mais il en est de même de mon mari, dit Mrs Hudelson. Cette semaine, il m’a paru plus soucieux que jamais… Impossible de l’arracher de son observatoire ! Il faut qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire là-haut dans la mécanique céleste !…
– Ma foi, répondit Francis, je serais tenté de le croire à la façon dont se comporte mon oncle !… Il ne sort plus, il ne dort plus, il mange à peine… il oublie l’heure des repas…
– Ce que la bonne Mitz doit être mécontente !… observa Loo.
– Elle enrage, déclara Francis, mais cela n’y fait rien !… et mon oncle, qui jusqu’ici redoutait les semonces de sa vieille servante, n’y prête plus attention…
– C’est bien ce que fait notre père, dit Jenny en souriant, et ma sœur paraît avoir perdu toute influence sur lui… et l’on sait si elle était grande ! …
– Est-il possible, mademoiselle Loo ? demanda Francis sur le même ton.
– Ce n’est que trop vrai ! répliqua la fillette. Mais… patience… patience !… Il faudra bien que Mitz et moi, nous finissions par avoir raison du père et de l’oncle…
– Enfin… reprit Jenny, que leur est-il donc arrivé à tous les deux ?…
– C’est quelque planète de valeur qu’ils auront égarée !… s’écria Loo, et s’ils ne l’ont pas retrouvée avant la noce…
– Nous plaisantons, dit Mrs Hudelson, et, en attendant, M. Forsyth ne vient pas…
– Et voilà que quatre heures et demie vont sonner !… ajouta Jenny.
– Si mon oncle n’est pas ici dans cinq minutes, déclara Francis Gordon, je cours…» En cet instant, la sonnette de la porte d’entrée se fit entendre.
« C’est M. Forsyth, affirma Loo. Écoutez… il continue à sonner… Il ne s’aperçoit même pas qu’il sonne, et pense à tout autre chose ! »
Quelle personne observatrice, cette petite Loo !
C’était bien M. Dean Forsyth, et, quand il entra dans le salon, Loo de répéter :
« En retard… en retard !… Vous voulez donc que je vous gronde !
– Bonjour, mistress Hudelson, dit M. Forsyth, en lui serrant la main, bonjour, ma chère Jenny, dit-il en embrassant la jeune fille, bonjour », acheva-t-il, en tapotant les joues de la fillette.
Toutes ces politesses étaient faites d’un air distrait, et, assurément, M. Dean Forsyth avait, comme on dit, « la tête ailleurs ».
« Eh ! mon oncle, reprit Francis Gordon, en ne vous voyant pas arriver à l’heure convenue, j’ai cru que vous aviez oublié notre rendez-vous…
– Oui… un peu… je l’avoue, et je m’en excuse, mistress Hudelson ! Heureusement, Mitz me l’a rappelé et de la bonne manière…
– Elle a bien fait ! déclara Loo.
– Ne m’accablez pas, petite miss !… Des préoccupations graves… J’étais à la veille d’une découverte des plus intéressantes…
– Tiens ! c’est comme mon père, à ce qu’il nous semble !… observa Jenny.
– Quoi ! s’écria M. Dean Forsyth, en se relevant d’un bond à faire croire qu’un ressort venait de se détendre dans le fond de son fauteuil, vous dites que le docteur…
– Nous ne disons rien, mon cher monsieur Forsyth », se hâta de répondre Mrs Hudelson, craignant toujours, et non sans raison, qu’une occasion de rivalité ne vînt à surgir entre son mari et l’oncle de Francis Gordon.
Puis elle ajouta :
« Loo, va chercher ton père. »
Légère comme un oiseau ; la fillette s’élança vers le donjon, et elle ne s’envola point par la fenêtre, si elle prit l’escalier, c’est qu’elle ne voulut pas se servir de ses ailes.
Une minute plus tard, M. Stanley Hudelson faisait son entrée dans le salon, physionomie grave, œil fatigué, tête congestionnée à faire craindre qu’il fût sous la menace d’un coup de sang.
M. Dean Forsyth et lui échangèrent la poignée de main habituelle. Mais, à n’en point douter, ils s’envoyèrent un regard oblique, ils s’observèrent à la dérobée, comme s’ils éprouvaient une certaine défiance l’un de l’autre.
Après tout, les deux familles étaient réunies dans le but de fixer la date du mariage, ou pour employer le langage astronomique, d’une conjonction des astres Francis et Jenny. Aussi la conversation ne porta-t-elle que sur ce sujet.
Conversation et non discussion, car tous s’accordaient que la cérémonie dût se faire le plus tôt possible.
Au surplus, M. Dean Forsyth et M. Hudelson prêtèrent-ils grande attention à ce qui se disait ?… N’avaient-ils pas l’esprit à la poursuite de quelque astéroïde perdu à travers l’espace ?… Et l’un ne se demandait-il pas si l’autre était sur le point de le retrouver ?…
Bref, ils ne firent aucune objection à ce que le mariage fût fixé à quelques semaines de là. On était au 3 avril, et on prit pour date le 31 mai. Impossible, paraissait-il, de choisir un jour plus convenable. « À une condition cependant !… fit observer Loo.
– Et laquelle ? demanda Francis.
– C’est que ce jour-là, le vent soufflera du nord-est…
– Et en quoi cela importe-t-il, mademoiselle ?…
– Parce que, comme dit papa, avec ces vents-là, il y a baisse dans la criminalité ! et mieux vaut qu’il en soit ainsi quand on doit recevoir la bénédiction nuptiale ! »
CHAPITRE IV – Comment deux lettres envoyées l’une à l’Observatoire de Pittsburg, l’autre à l’Observatoire de Cincinnati, furent classées dans le dossier des bolides.
À M. LE DIRECTEUR DE L’OBSERVATOIRE DE PITTSBURG, PENNSYLVANIA
Whaston, 9 avril
Monsieur le Directeur,
J’ai l’honneur de porter à votre connaissance le fait suivant, qui est de nature à intéresser la science astronomique : dans la nuit du 2 au 3 avril courant, j’ai découvert un bolide qui traversait la zone septentrionale du ciel, se déplaçant du nord-est au sud-ouest, avec une vitesse considérable. Il était onze heures trente sept minutes vingt deux secondes, lorsqu’il est apparu dans l’objectif de ma lunette, et onze heures trente sept minutes quarante neuf secondes lorsqu’il a disparu. Depuis, il ne m’a pas été donné de le revoir, malgré les plus minutieuses observations. Aussi, je viens vous prier de prendre bonne note de cette information et bon acte de la présente lettre, laquelle, en cas que ledit météore serait visible de nouveau, m’assurerait la priorité de cette précieuse découverte.
Veuillez agréer, monsieur le Directeur, l’assurance de ma très haute considération et me croire votre très humble serviteur.
DEAN FORSYTH
Elizabeth-street.
À M. LE DIRECTEUR DE L’OBSERVATOIRE DE CINCINNATI, OHIO
Whaston, 9 avril 1901
Monsieur le Directeur,
Dans la nuit du 2 avril, entre onze heures trente sept minutes vingt deux secondes et onze heures trente sept minutes quarante neuf secondes, j’ai eu l’heureuse chance de découvrir un nouveau bolide qui se déplaçait du nord-est au sud-ouest sur la zone septentrionale du ciel. Depuis je n’ai pu ressaisir la trajectoire de ce météore. Mais, s’il reparaît sur notre horizon, ce dont je ne doute pas, il me semble juste d’être considéré comme l’auteur de cette découverte qui mérite de prendre rang dans les annales astronomiques de notre temps.
Veuillez, monsieur le Directeur, avec mes très humbles salutations, agréer l’assurance de mes respectueux sentiments.
DOCTEUR SYDNEY HUDELSON
17 Morris-street.
CHAPITRE V – Trois semaines d’impatience pendant lesquelles, malgré leur acharnement d’observateurs, Dean Forsyth et Omicron, d’une part, le docteur Hudelson, de l’autre, ne parviennent pas à revoir leur bolide.
Aux deux lettres ci-dessus, envoyées avec recommandation, double timbre, triple cachet, à l’adresse des directeurs de l’Observatoire de Pittsburg et de l’Observatoire de Cincinnati, il n’y avait plus qu’une double réponse à attendre. Cette réponse, probablement, ne contiendrait qu’un accusé de réception avec avis du classement desdites lettres. Les intéressés n’en demandaient pas d’avantage. Ils voulaient prendre rang pour le cas où le météore serait signalé par d’autres, astronomes officiels ou astronomes amateurs. Pour son compte, M. Dean Forsyth espérait bien le retrouver dans un court délai, et le docteur Hudelson en gardait aussi le plus sérieux espoir. Que l’astéroïde eût été se perdre dans les profondeurs du ciel, et si loin qu’il avait échappé à l’attraction terrestre, et, par conséquent, qu’il ne dût jamais réapparaître aux yeux du monde sublunaire, non ! c’était une hypothèse qu’ils refusaient d’admettre. Le bolide, soumis à des lois formelles, reviendrait sur l’horizon de Whaston ; ils le saisiraient au passage, ils le signaleraient de nouveau ; on en déterminerait les coordonnées, et il figurerait sur les cartes célestes, baptisé du glorieux nom de leur découvreur.
Mais, au jour de la réapparition, il serait établi qu’ils étaient deux à revendiquer cette conquête, et alors que se passerait-il ?… Si Francis Gordon et Jenny Hudelson avaient pu connaître les dangers de cette situation, ne se fussent-ils pas écriés :
« Mon Dieu, faites que notre mariage soit conclu avant le retour de ce malencontreux bolide ! »
Et Mrs Hudelson, Loo, Mitz et aussi leurs amis, se seraient de tout cœur joints à leur prière !
Mais ils ne savaient rien, et s’ils constataient la préoccupation croissante des deux rivaux, ils ne pouvaient en soupçonner la cause.
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