On ne pouvait voir son visage que recouvrait un large cache-nez. Je m’approchai doucement de lui. Avant même que je lui eusse adressé la parole, il partit d’un rire discordant, sec, affreux, qui me fit dresser les cheveux sur la tête. Il dit :

— Si tu veux un porteur, moi j’suis là ! Ha ! Même que j’ai un corbillard. Tous les jours je charrie les morts pour les enterrer à Chah Abd ol-Azim[8], ha ! Même que je fais aussi les cercueils, et justes, à un poil près. Moi j’suis prêt à c’tte heure ! Ha !

Il rit aux éclats en secouant les épaules. Je lui indiquai de la main la direction de la maison. Mais sans me laisser le temps de parler, il reprit :

— C’est pas la peine, j’la connais, ta maison. Voilà ! Ha !

Il se leva, je revins sur mes pas : j’entrai dans la chambre et, à grand peine, je traînai la malle macabre jusqu’au seuil. Un vieux corbillard délabré était là, attelé de deux rosses noires et squelettiques. Le vieux bossu était juché sur le siège, un long fouet à la main. Il ne se retourna même pas pour me voir. Je hissai péniblement mon fardeau dans la voiture. Il y avait un emplacement spécial pour le cercueil ; je m’y étendis, la tête posée sur le rebord, de manière à voir autour de moi, puis je glissai la malle sur ma poitrine, la maintenant solidement des deux mains.

Le fouet claqua ; les chevaux partirent en renâclant. La vapeur qui s’échappait de leurs naseaux laissait comme des traînées de fumée dans l’atmosphère pluvieuse ; ils avançaient à grands sauts mous. Leurs antérieurs décharnés, dont les sabots ressemblaient aux moignons d’un voleur, d’un voleur auquel, conformément à la Loi[9] on a trempé les mains dans de l’huile bouillante, après lui avoir tranché les doigts, se levaient doucement et se reposaient sans bruit. Les grelots qu’ils avaient au cou tintaient dans l’air humide, avec un timbre singulier. Une sorte de calme irraisonné et inexprimable avait pénétré tout mon être, je ne percevais même plus les cahots du corbillard. Je sentais seulement la malle peser sur ma poitrine.

Son cadavre, son corps, il me semblait que le poids en avait toujours pesé sur ma poitrine. Un brouillard épais recouvrait les abords de la route. Le corbillard franchissait avec une vitesse et une douceur étranges, collines, plaines, rivières. Autour de moi se déroulait un panorama tel que je n’en avais jamais vu, ni en rêve ni à l’état de veille ; de chaque côté du chemin, on apercevait des montagnes en dents de scie, des arbres bizarres, écrasés, maudits, entre lesquels apparaissaient des maisons grises, de forme triangulaire ou prismatique, avec de petites fenêtres sombres, dépourvues de vitres. Ces fenêtres ressemblaient aux yeux troubles de quelqu’un qui délire. Je ne sais quelle particularité avaient les murs, mais ils vous jetaient le froid au cœur. Il était inconcevable qu’aucun être vivant eût jamais habité là. Peut-être ces demeures avaient-elles été construites à l’intention d’ombres d’êtres éthérés ?

Le cocher empruntait sans doute un itinéraire insolite ou quelque chemin détourné. À certains endroits, seuls des troncs coupés et des arbres difformes se dressaient aux abords de la route. Au travers, on apercevait des maisons, les unes basses, les autres élevées, mais toujours de forme géométrique, coniques ou en tronc de cône, avec des fenêtres étroites et obliques, d’où s’échappaient des capucines violettes qui grimpaient le long des murs. Brusquement, ce spectacle s’effaça derrière un brouillard épais. Des nuages lourds, chargés d’humidité, pesaient sur la crête des collines ; une pluie fine, pareille à une poussière errante et indécise se pulvérisait dans l’air.