Là, les mêmes personnages l’entourent, mais grimaçants et tragiques, et seul, il le lui faut reconnaître, ce sordide milieu est vraiment sien.

Revenant enfin à lui, aux grisailles de l’aube, il se retrouve couvert de sang mort ; des vers annonciateurs d’une décomposition prochaine rôdent sur son corps…

Le détraqué qui, par la plume de Hedayat, nous fait cet étrange conte évolue dans un monde que façonnent ses seules hallucinations, sans rapports avec celui, qu’il méprise, des individus normaux, de la « canaille », comme il se plaît à les nommer. Cet univers est régi par d’autres canons que le nôtre. Les objets, les êtres, le temps, la causalité y subissent de singulières déformations, comme dans des visions de fièvre.

La tentation est grande de s’arrêter ici plus longuement devant quelques-uns des hallucinants mirages que l’art de l’écrivain, au moyen seulement de quelques discrètes pesées sur la réalité, fait monter des pages de La Chouette aveugle. Mais on risquerait de ternir certaines des plus étincelantes beautés de l’œuvre en dévoilant par avance leur éclat aux regards du lecteur.

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Quelques mots, pour conclure, sur l’histoire du roman.

Bouf-é-Kour a été publié à Bombay, en 1936, à un très petit nombre d’exemplaires ronéotypés, et n’a connu, pendant longtemps, qu’une diffusion intentionnellement confidentielle. L’auteur avait, en effet, des raisons de craindre que cet ouvrage fît scandale en Iran, à une époque où s’exerçait, dans ce pays, le contrôle le plus sévère sur toutes les manifestations de la pensée.

Il se contenta donc de le communiquer à de rares amis et d’en confier quelques exemplaires à des librairies orientalistes d’Europe.

En 1941, le changement de régime consécutif à l’occupation de l’Iran par les troupes alliées, provoqua l’apparition d’un climat politique plus favorable aux audaces de la jeune école littéraire, suspecte jusque-là. S. Hedayat, à qui sa modestie interdisait tout soin de sa gloire, se laissa alors convaincre par son entourage de donner une seconde édition de son roman. La Chouette aveugle parut en feuilleton dans le quotidien Iran, puis en volume. L’accueil que lui a réservé le public iranien n’a pas été sans mélange : si une élite peu nombreuse a manifesté de l’enthousiasme, la masse des lecteurs a été surprise, choquée même, par ce livre d’un genre encore trop nouveau et surtout trop hardi pour elle. Mais déjà ce jugement se trouve révisé et Bouf-é-Kour s’inscrit au premier rang des œuvres durables produites en Iran au cours de ce demi-siècle.

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Des circonstances diverses ont retardé la publication de cette traduction qui ne voit le jour, hélas ! qu’après la mort de l’écrivain.

Celui-ci avait amicalement accepté, en 1942, de m’aider à mettre la dernière main à ce travail. Malgré l’aide inappréciable qui m’a été ainsi accordée, je ne me dissimule pas les imperfections du texte que je livre à l’impression. Reproduire dans notre langue les beautés d’un ouvrage persan sans altérer les caractères de l’original, bien propres souvent à déconcerter le lecteur européen, est une tâche malaisée ; les iranisants le savent bien. Le persan ne redoute en effet ni ces redondances, ni ces répétitions que notre goût nous porte à éviter, non plus que des images, à notre gré déconcertantes ou trop chargées de couleur. Si elle ne veut déplaire, la traduction se trouve donc parfois contrainte de manquer de fidélité à l’original, de condenser, de fondre en un seul plusieurs termes de sens voisin (épithètes surtout), accumulés dans telle phrase sans beaucoup l’enrichir, de modifier certaines comparaisons… Je n’ai, pour ma part, pris de telles licences que lorsqu’elles m’ont paru absolument nécessaires et, dans le doute, j’ai toujours préféré m’abstenir. C’est ainsi, par exemple, que la bouche de l’héroïne du roman garde, en français, cette saveur amère « d’un trognon de concombre » qu’elle a en persan. On en sera peut-être choqué. Toute autre figure eût par trop altéré le texte.

Une autre remarque enfin : plusieurs passages pourront sembler exagérément déclamatoires – je songe au début de la première partie – ou encore obscurs, voire incohérents. On n’oubliera pas que l’auteur a délibérément recherché de semblables effets, qu’il ne fait que servir de truchement au malade qui nous conte son histoire entre deux accès de délire. Le style volontiers ampoulé du premier épisode et celui, par moments si vulgaire, du second procèdent, d’autre part, de deux états d’âme antithétiques, dont ils servent à accuser encore le contraste.

R. LESCOT.

1. On lui doit, en dehors de son œuvre littéraire, de nombreuses traductions de textes pahlavis, ainsi que de précieux travaux sur le folklore iranien.

LA CHOUETTE AVEUGLE

Il est des plaies…

IL est des plaies qui, pareilles à la lèpre, rongent l’âme, lentement, dans la solitude. Ce sont là des maux dont on ne peut s’ouvrir à personne. Tout le monde les range au nombre des accidents extraordinaires et si jamais quelqu’un les décrit par la parole ou par la plume, les gens, respectueux des conceptions couramment admises, qu’ils partagent d’ailleurs eux-mêmes, s’efforcent d’accueillir son récit avec un sourire ironique. Parce que l’homme n’a pas encore trouvé de remède à ce fléau. Les seules médecines efficaces sont l’oubli que dispense le vin et la somnolence artificielle procurée par la drogue ou les stupéfiants. Les effets n’en sont, hélas, que passagers : loin de se calmer définitivement, la souffrance ne tarde pas à s’exaspérer de nouveau.

Pénétrera-t-on un jour le mystère de ces accidents métaphysiques, de ces reflets de l’ombre de l’âme, perceptibles seulement dans l’hébétude qui sépare le sommeil de l’état de veille ?

Pour ma part, je me bornerai à relater une expérience de cet ordre. J’en ai été la victime ; elle m’a tellement bouleversé que jamais je n’en perdrai mémoire. Tant que je vivrai, jusqu’au jour de l’Éternité, jusqu’au moment où je gagnerai ces lieux dont la nature échappe à notre entendement et à nos sens, son signe funeste vouera mon existence au poison. J’ai écrit « poison », je voulais dire, plutôt, que j’ai toujours porté cette cicatrice en moi et qu’à jamais j’en resterai marqué.

Je m’efforcerai d’écrire ce dont je me souviens, ce qui demeure présent à mon esprit de l’enchaînement des circonstances. Peut-être parviendrai-je à tirer une conclusion générale. Non, j’arriverai tout au plus à croire, à me croire moi-même, car, pour moi, que les autres croient ou ne croient pas, c’est sans importance. Je n’ai qu’une crainte, mourir demain, avant de m’être connu moi-même. En effet, la pratique de la vie m’a révélé le gouffre abyssal qui me sépare des autres : j’ai compris que je dois, autant que possible, me taire et garder pour moi ce que je pense. Si, maintenant, je me suis décidé à écrire, c’est uniquement pour me faire connaître de mon ombre – mon ombre qui se penche sur le mur, et qui semble dévorer les lignes que je trace.