Ma vie entière s’est écoulée entre quatre murs.
Du matin au soir, je m’occupais à décorer des cuirs d’écritoire[1], à boire et à fumer. J’avais choisi ce travail ridicule, décorer des cuirs d’écritoire, afin de m’étourdir et de tuer le temps.
Par chance, ma demeure est située en dehors de la ville, dans un coin silencieux et tranquille, à l’écart de la vie tumultueuse des hommes. Les environs immédiats sont parfaitement déserts ; des ruines l’entourent. C’est seulement de l’autre côté du ravin que l’on aperçoit des maisons de terre, écrasées et trapues, et que commence la ville. Je me demande quel fou, quel original a bâti cette bicoque qui date au moins du Déluge. Même les yeux fermés, j’en vois avec netteté les moindres recoins ; je me sens écrasé par l’atmosphère qui y règne. Une maison comme on n’en trouve que dessinées sur de vieux écritoires.
Il me faut noter tout cela pour m’assurer que je ne me suis pas trompé sur mon propre compte. Il me faut décrire tout cela à mon ombre projetée sur le mur. Oui, une seule satisfaction me restait, une toute petite satisfaction : entre les quatre murs de ma chambre, je décorais des écritoires, j’occupais mon temps à cet amusement ridicule. Cependant, après avoir vu ces deux yeux, après l’avoir vue, j’avais cessé de comprendre le sens et la valeur de tout effort ou mouvement.
Chose étrange, chose incroyable, je ne sais pourquoi le motif de mes compositions n’a jamais varié. Je dessinais, toujours, un cyprès au pied duquel était accroupi un vieillard, voûté, pareil aux yoguis de l’Inde. Drapé dans un aba[2], la tête entourée d’un turban, il tenait son index gauche sur ses lèvres, immobilisé dans un geste qui exprimait l’étonnement[3]. Face à lui, une jeune fille de noir vêtue se penchait pour lui offrir une fleur de capucine ; un ruisseau les séparait. Avais-je déjà contemplé cette scène ? M’avait-elle été suggérée en rêve ? Je l’ignore. Mais je sais seulement que je ne peignais jamais autre chose. Machinalement ma main traçait ce tableau. Le plus bizarre, c’est qu’il trouvait des amateurs ; j’envoyais même, par l’intermédiaire de mon oncle qui les vendait et m’expédiait d’autres peaux en échange, ces cuirs d’écritoire jusque dans l’Inde.
Cette scène me semble, tout à la fois, proche et lointaine. À vrai dire, je ne me souviens plus très bien. … Je viens de me rappeler quelque chose. J’ai dit que je dois écrire mes mémoires. Pourtant, cet événement se produisit longtemps après, et n’a aucun rapport avec mon sujet… C’est à la suite de cela que je renonçai entièrement au dessin. Cela se passa il y a deux mois et quatre jours. C’était le treizième jour après le Nôrouz[4]. Il y avait foule aux alentours de la ville. J’avais fermé la fenêtre de ma chambre, pour travailler en paix. Le crépuscule était proche. Je dessinais avec ardeur. Soudain la porte s’ouvrit, et mon oncle entra : c’est-à-dire que cet homme se présenta lui-même comme étant mon oncle. Moi, je ne l’avais jamais vu, cet oncle, car il était parti, tout jeune encore, pour un lointain voyage. Il était, paraît-il, patron de bateau.
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