J’imaginai qu’il venait traiter avec moi quelque affaire, car j’avais entendu dire qu’il s’occupait aussi de négoce. En tout cas, mon oncle était un vieillard bossu, la tête entourée d’un turban indien, les épaules couvertes d’un aba jaunâtre et en loques. Il avait le visage emmitouflé dans un cache-nez, mais on voyait son col largement échancré et sa poitrine velue. On pouvait compter un par un les poils de sa barbe rare, qui s’échappaient des plis du foulard. Ses yeux étaient malades et rouges ; il avait un bec-de-lièvre. Il offrait avec moi une ressemblance lointaine et ridicule : on aurait dit mon portrait réfléchi par un miroir déformant. Je ne m’étais jamais fait de mon père une image différente. À peine entré, l’homme s’accroupit dans un coin de la pièce. J’eus l’idée de préparer quelque chose pour le recevoir convenablement. Je cherchai partout, avec l’espoir de lui trouver un amuse-gueule quelconque, je savais pourtant qu’il n’y avait rien à la maison : il ne me restait ni opium, ni boisson. Tout à coup, comme par intuition, mes regards se portèrent sur le haut de l’étagère, et j’aperçus une bouteille de vin vieux, que j’avais reçue en héritage. Il paraît que cette liqueur avait été pressée à l’occasion de ma naissance[5]. Le flacon était en haut de l’étagère ; je n’y avais jamais pensé, j’avais même complètement oublié que pareille chose pût exister chez moi. Je grimpai sur un escabeau qui se trouvait là, afin d’atteindre le rayon supérieur. Au moment de prendre la bouteille, je regardai à travers la lucarne. Dans la campagne, derrière la maison, un vieillard bossu était assis au pied d’un cyprès. Vers lui se penchait une jeune fille, ou plutôt un ange du ciel, et le vieux plein d’étonnement, mordait l’ongle de son index gauche[6].

La jeune fille était bien là, devant moi, mais elle paraissait n’accorder aucune attention à ce qui se passait autour d’elle. Elle regardait sans voir, un sourire extatique et inconscient figé au bord des lèvres, comme si elle avait pensé à un absent.

Et c’est de cette lucarne que j’aperçus ses yeux effrayants et enchanteurs, ses yeux comme pleins d’un reproche amer, ses yeux à la fois troublants, étonnés, menaçants et prometteurs. L’étincelle de ma vie se perdit dans la profondeur de ces prunelles éclatantes, à l’expression mystérieuse. Ce miroir fascinant absorba tout mon être et m’entraîna jusque dans ces régions où la pensée humaine perd tout pouvoir. Yeux bridés comme ceux des Turkmènes, animés d’une splendeur surnaturelle et enivrante, ils effrayaient et attiraient tout à la fois. Ils semblaient contempler des mystères terrifiants dont nul n’aurait pu supporter impunément la vision. Pommettes saillantes, front haut, sourcils minces et joints l’un à l’autre, lèvres charnues, entr’ouvertes – lèvres dont il semblait qu’un baiser long et brûlant vînt de les abandonner, sans pourtant les avoir rassasiées. Sa chevelure noire tombait en désordre autour de la pâleur de son visage ; quelques mèches étaient collées à ses tempes[7]. La délicatesse de ses membres, l’impassibilité éthérée de ses mouvements, tout la disait passagère et fragile. Seuls les gestes d’une danseuse sacrée de l’Inde pouvaient être aussi harmonieux que les siens. Son attitude mélancolique, sa joie navrante donnaient à entendre que ce n’était pas là une créature ordinaire. D’ailleurs, sa beauté n’était pas naturelle ; elle m’apparaissait comme une vision d’opium.

Elle faisait monter en moi cette ardeur amoureuse que dispense la mandragore. Avec sa silhouette svelte, les lignes suaves qui glissaient le long de ses épaules, de ses bras, de ses seins, de sa poitrine, de sa croupe et de ses mollets, elle semblait arrachée à peine à l’étreinte de son compagnon : elle était pareille à la mandragore femelle séparée de son mâle. Ses vêtements noirs et fripés la moulaient, collés à son corps.