Elle parut vouloir franchir le ruisseau qui la séparait du vieillard, mais elle ne put y parvenir. Alors, celui-ci éclata de rire. C’était un rire exaspérant, à vous faire dresser les cheveux sur la tête. Il rit d’un rire dur, discordant, sarcastique, sans que changeât l’expression de son visage – rire écho d’un rire venu de l’au-delà.
La bouteille à la main, je sautai à bas de l’escabeau, tremblant de peur. Je ne sais pourquoi je tremblais. C’était un frisson terrible et délicieux, comme si je m’étais réveillé en sursaut d’un songe tout à la fois doux et épouvantable. Je posai la bouteille à terre, et m’enfouis le visage dans les mains. Restai-je ainsi quelques minutes, quelques heures ? Je l’ignore. Dès que je fus revenu à moi, je pris le vin et rentrai dans la salle. Mon oncle était parti, laissant ouverte la porte, qui béait comme la bouche d’un mort ; le rire du vieux retentissait encore à mes oreilles.
La nuit tombait ; la lampe fumait. Je restais sous l’impression de ce frisson qui m’avait parcouru. Mon existence venait de se transformer. Il avait suffi à cet ange des cieux, à cette vierge éthérée, d’un regard pour faire pénétrer son fluide en moi, jusqu’en ces tréfonds de l’âme qui échappent à l’intelligence humaine.
J’avais perdu conscience. Il me semblait avoir autrefois connu son nom. L’éclat de ses yeux, son teint, son odeur, ses gestes, tout m’était aussi familier que si mon âme et la sienne s’étaient trouvées en contact dans la vie antérieure des limbes ou que si toutes deux avaient participé d’une origine et d’une substance communes rendant notre réunion inéluctable. Même dans cette vie terrestre, sa proximité m’était nécessaire. Je ne désirais pas la toucher ; ce m’était assez de sentir que s’interpénétraient les invisibles auras de nos corps. Terrible aventure ! Dès le premier regard, il m’avait semblé la connaître. Mais deux amants n’éprouvent-ils pas toujours cette impression de s’être déjà rencontrés et d’être rattachés l’un à l’autre par un lien mystérieux ? Je n’aspirais ici-bas qu’à son amour, à lui seul. Une autre qu’Elle pouvait-elle m’émouvoir ? Mais le rire sec, affreux du vieux, ce rire sinistre, avait brisé les liens qui nous unissaient.
Toute la nuit, ces pensées m’obsédèrent. À plusieurs reprises, je voulus regarder par la lucarne, mais je redoutais d’entendre de nouveau le rire du vieillard. Je passai la journée suivante en proie à ces préoccupations ; pouvais-je renoncer pour toujours à la voir ? Le surlendemain, tremblant de mille craintes, je me décidai à remettre la bouteille de vin en place. Je tirai le rideau ; le mur était là, devant moi, noir, ténébreux, comme voilé par cette obscurité qui avait envahi toute ma vie. Il n’y avait pas d’ouverture, pas de fenêtre donnant sur l’extérieur. La lucarne carrée était hermétiquement aveuglée et l’emplacement qu’elle avait occupé ne se distinguait pas plus du reste de l’appareil que si elle n’avait jamais existé. J’avançai l’escabeau. Mais j’eus beau frapper la muraille du poing, comme un fou, prêter l’oreille, chercher à la lampe, impossible de découvrir le moindre vestige d’ouverture ; c’était en pure perte que je cognais au mur épais, massif – comme un bloc de plomb.
Pouvais-je renoncer à tout jamais ? Mais il ne dépendait pas de moi de la revoir. Comme une âme en peine, j’attendis, je guettai, je cherchai. Mais en vain ! J’explorai méthodiquement les alentours de la maison, et cela non seulement pendant un jour ou deux, mais bien durant deux mois et quatre jours. Comme un assassin qui revient sur les lieux de son crime, comme un somnambule, je tournais tout autour de la bicoque.
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