Je finis par connaître le moindre caillou de la région. Je ne trouvai pourtant trace ni du cyprès ni du ruisseau, ni des personnages que j’avais aperçus. J’eus beau m’agenouiller, la nuit, dans le clair de lune, implorer humblement les arbres, les pierres, l’astre, car il se pouvait qu’Elle le regardât aussi, appeler toutes les créatures à mon aide, je ne recueillis pas le moindre indice. Elle ne pouvait se trouver en rapport avec les choses d’ici-bas. Ainsi, l’eau avec laquelle elle lavait ses tresses ne pouvait provenir que d’une source singulière et ignorée, que jaillir d’une caverne enchantée. Ses vêtements n’étaient pas tissés de laine ou de coton vulgaires, et ce n’étaient pas des mains quelconques, des mains humaines qui les avaient cousus. Elle était un être exceptionnel. Je compris que ces capucines n’étaient pas de simples capucines ; j’acquis la certitude que si Elle avait répandu de l’eau ordinaire sur son visage, il se serait aussitôt fané et que si, de ses doigts longs et minces, Elle avait cueilli une fleur terrestre de capucine, ils seraient, à l’instant même, devenus pareils à des pétales flétris. Je compris tout cela ! Cette vierge, non, cet ange, était pour moi source d’émerveillement et d’inexprimable intuition. Son être subtil et impalpable avait éveillé en moi la faculté d’adoration et je ne doutais pas que le regard d’un étranger, d’un homme normal l’eût flétrie et fanée.
Dès que je l’eus perdue et qu’une muraille de pierre, une digue humide, sans lucarne, pesante comme le plomb se fut érigée entre nous, je compris que ma vie était vaine et sans but. Elle avait laissé sans réponse la caresse de mes regards ; Elle n’avait pas non plus partagé la profonde volupté que j’avais ressentie à sa vue, mais c’était qu’Elle ne m’avait pas aperçu. J’avais pourtant besoin de ses yeux ! Un seul regard d’Elle eût suffi à me donner la solution de tous les problèmes de la philosophie et de toutes les énigmes de la théologie. Un seul regard d’Elle, et tous les mystères se fussent dissipés.
Alors j’augmentai mes doses d’alcool et d’opium. Par malheur, ces remèdes de désespoir ne parvinrent pas à m’engourdir et à me procurer l’oubli. Bien au contraire, de jour en jour, d’heure en heure, de minute en minute, son corps, son visage se matérialisaient plus vigoureusement devant moi.
Comment oublier ? Les yeux ouverts ou fermés, pendant mon sommeil et mes veilles, Elle était là, devant moi, présente à ma vue, à travers ce soupirail de mon alcôve, pareil à la nuit qui recouvre l’esprit et la raison des hommes, à travers ce trou carré qui s’ouvrait sur l’extérieur.
C’en était fait pour moi du repos ! D’ailleurs comment connaître le repos ? J’avais pris l’habitude de sortir chaque jour, au coucher du soleil. Je ne sais pourquoi, je m’obstinais à vouloir retrouver le ruisseau, le cyprès, la touffe de capucines. J’avais pris l’habitude de cette promenade comme j’avais pris celle de l’opium. Une force surnaturelle semblait m’y contraindre. Tant que je cheminais, je ne pensais qu’à Elle, à la première vision que j’avais eue d’Elle, et je cherchais l’endroit où je l’avais aperçue, le treizième jour après le Nôrouz. Si j’avais trouvé, si j’avais pu m’asseoir au pied de ce cyprès, sûrement j’aurais goûté le calme. Hélas ! rien que des buissons et du sable brûlant, des carcasses de chevaux crevés, un chien flairant des ordures !
L’avais-je réellement rencontrée ? Jamais ! À peine l’avais-je furtivement entrevue, à travers un trou, une misérable lucarne de mon alcôve. J’étais pareil à un chien affamé reniflant des immondices, et qui, du plus loin qu’il voit quelqu’un apporter des déchets, prend peur, court se cacher, puis revient choisir, parmi les rogatons frais, les morceaux qui lui plaisent. J’étais comme ce chien. Mais on avait aveuglé la lucarne et Elle était pour moi comme un bouquet de fleurs fraîches abandonné sur des ordures.
Le soir de ma dernière sortie, le temps était couvert, il pleuvait, un brouillard épais voilait tout aux alentours. Dans cette atmosphère mouillée qui atténuait la vivacité des couleurs et l’insolence des lignes, j’éprouvais une sensation de liberté et de calme ; la pluie lavait mes idées noires. Or, cette nuit-là, ce qui n’aurait pas dû se produire arriva. Je déambulais, inconscient. Pourtant, durant ces heures de solitude et ces minutes dont je ne me rappelle guère la durée, comme surgi de la brume, son visage flou m’apparaissait avec plus d’insistance que jamais, son visage maladif, pareil à ces miniatures qui ornent les cuirs d’écritoire.
Lorsque je rentrai, je crois bien qu’une bonne partie de la nuit s’était déjà écoulée. Le brouillard s’était tellement épaissi que je voyais à peine à mes pieds. Cependant, une fois devant ma porte, je distinguai, grâce à l’habitude, et aussi grâce à un sens particulier que j’avais acquis au cours de mes promenades nocturnes, une forme vêtue de noir, la silhouette d’une femme assise sur le perron.
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