Et jamais mon maître ne permettait qu’on parlât de ses projets et de ses travaux quand elle était là. La manière dont il s’interrompait brusquement au milieu d’une phrase à l’essor passionné, aussitôt qu’elle entrait, m’était même franchement pénible. Ce qu’il y avait là de presque offensant et de dédain quasi manifeste ne se dissimulait même sous aucune forme de politesse ; d’un ton sec, il repoussait clairement loin de lui toute marque d’intérêt de sa part ; mais elle ne paraissait pas remarquer cette offense ou elle y était déjà habituée. Avec son allure de jeune fille pleine de fierté, agile et preste, svelte et musclée, elle montait et descendait les escaliers comme une flèche ; elle avait constamment une foule d’occupations, mais cependant toujours du temps ; elle allait au théâtre ; elle ne négligeait aucune activité sportive ; en revanche, cette femme qui pouvait avoir à peu près trente-cinq ans, était dépourvue de tout goût pour les livres, pour son foyer, pour tout ce qui était solitude, calme ou méditation. Elle paraissait seulement se trouver bien lorsque (toujours à fredonner, aimant rire et à chaque instant prête pour une conversation piquante) elle pouvait déployer ses membres dans la danse, la natation, la course, dans n’importe quel exercice violent ; avec moi, elle ne parlait jamais sérieusement ; elle ne faisait que me taquiner, comme un blanc-bec, et tout au plus voyait-elle en moi un partenaire bon pour des épreuves de force audacieuses. Et cette nature d’agilité et de brillante sensualité formait une opposition si troublante avec le mode de vie de mon maître – sombre, tout replié sur lui-même et seulement enflammé par l’esprit – que je me demandais avec un étonnement toujours nouveau ce qui avait bien pu unir ces deux tempéraments essentiellement dissemblables. À vrai dire, ce singulier contraste était utile pour moi : lorsque, après un travail épuisant, j’entamais la conversation avec elle, il me semblait qu’un casque pesant m’était ôté du front ; après une exaltation extatique, tout reprenait sa couleur quotidienne et son aspect terrestre ; la joyeuse sociabilité de la vie réclamait agréablement ses droits et le rire, que je désapprenais presque dans sa fréquentation austère à lui, venait ainsi fort à propos détendre la pression excessive du travail intellectuel. Une sorte de camaraderie juvénile s’établit entre elle et moi ; et parce que nous ne causions toujours, avec désinvolture, que de sujets indifférents, par exemple en allant ensemble au théâtre, nos rapports n’avaient rien de dangereux. Une seule chose interrompait péniblement l’insouciance complète de nos entretiens et chaque fois me remplissait de trouble : c’était quand le nom de son mari était prononcé. Alors elle opposait invariablement à ma curiosité indiscrète un silence irrité ou bien, lorsque je parlais de lui avec enthousiasme, elle avait un sourire étrangement voilé. Mais ses lèvres restaient fermées : d’une façon différente, mais avec la même violence d’attitude, elle écartait cet homme de sa vie, comme lui-même l’écartait de la sienne. Et pourtant ils vivaient tous deux depuis déjà quinze ans à l’ombre du même toit, sans bruit.
Mais plus ce mystère était impénétrable, plus se renforçait son attraction sur mon impatience passionnée. Il y avait là une ombre, un voile que je sentais frémir, étrangement proche de moi, au souffle de chaque parole ; plusieurs fois déjà je pensais le saisir, ce tissu si troublant, mais il me glissait aussitôt entre les doigts, pour revenir un moment après murmurer tout près de moi ; mais cela ne devenait jamais un mot tangible, une forme palpable. Or, rien n’intrigue et n’excite plus un jeune homme que le jeu énervant des vagues hypothèses ; l’imagination, qui d’habitude vagabonde avec indolence, voit soudain devant elle un but de chasse, et la voilà qui s’enfièvre dans le plaisir, tout nouveau pour elle, de la poursuite de ce gibier. En ce temps-là, des sens inconnus naquirent en moi qui jusqu’alors étais un garçon engourdi : une ouïe extraordinairement fine, qui captait insidieusement les moindres intonations, un regard épieur et inquisiteur plein de méfiance et d’acuité, une curiosité fureteuse qui fouillait l’obscurité ; mes nerfs se tendaient élastiquement jusqu’à devenir douloureux, sans cesse excités par le contact d’un pressentiment et n’arrivant jamais à se détendre dans une impression nette.
Cependant je ne la blâmerai pas, ma curiosité toujours en haleine et aux aguets, car elle était pure. L’émotion qui exaltait ainsi tous mes sens n’était pas celle d’un voyeur concupiscent, aimant à découvrir perfidement chez un être supérieur quelque bassesse humaine ; au contraire, elle se teintait d’une angoisse diffuse, d’une compassion perplexe et hésitante, qui devinait avec une anxiété inquiète la présence d’une souffrance chez ce taciturne. Car plus je pénétrais dans sa vie, plus m’oppressait d’une manière concrète l’ombre qui avait déjà marqué le cher visage de mon maître, cette noble mélancolie, noble parce que noblement surmontée, qui jamais ne s’abaissait jusqu’à une mauvaise humeur désagréable ou à une colère incontrôlée ; si dès la première heure, il m’avait attiré, moi l’étranger, par les illuminations volcaniques de sa parole, maintenant que j’étais devenu son familier, je me sentais encore plus profondément ému par sa taciturnité, par ce nuage de tristesse qui passait sur son front. Rien ne touche aussi puissamment l’esprit d’un adolescent que l’accablement d’un homme supérieur : le Penseur de Michel-Ange, regardant fixement son propre abîme, la bouche de Beethoven, amèrement rentrée, ces masques tragiques de la souffrance universelle émeuvent plus fortement une sensibilité qui n’est pas encore formée que la mélodie argentine de Mozart ou la riche lumière enveloppant les figures de Léonard. Étant elle-même beauté, la jeunesse n’a pas besoin de sérénité : dans l’excès de ses forces vives, elle aspire au tragique, et dans sa naïveté, elle se laisse volontiers vampiriser par la mélancolie. De là vient aussi que la jeunesse est éternellement prête pour le danger et qu’elle tend, en esprit, une main fraternelle à chaque souffrance.
C’était la première fois de ma vie que je rencontrais le visage de quelqu’un qui souffrait véritablement. Fils de petites gens, élevé dans le confort d’une aisance bourgeoise, je ne connaissais le souci que sous les masques ridicules de l’existence quotidienne : prenant la forme de la contrariété, portant la robe jaune de l’envie ou faisant sonner les mesquineries de l’argent ; mais le trouble qu’il y avait dans ce visage provenait, je le sentis aussitôt, d’un élément plus sacré. Cet air sombre venait de sombres profondeurs ; c’est de l’intérieur qu’une pointe cruelle avait ici dessiné ces plis et ces fissures dans ces joues amollies avant l’âge. Parfois, lorsque j’entrais dans son bureau (toujours avec la crainte d’un enfant qui s’approche d’une maison où habitent des démons) et qu’absorbé dans ses réflexions il ne m’entendait pas frapper, de sorte que je me trouvais soudain, honteux et troublé, devant cet homme perdu dans ses pensées, il me semblait qu’il n’y avait là que son masque corporel, – Wagner habillé en Faust, – tandis que son esprit errait dans des ravins énigmatiques, au milieu de terribles nuits de Walpurgis. Dans ces moments-là, ses sens étaient complètement émoussés ; il n’entendait ni l’approche d’un pas ni un timide salut. Lorsque, ensuite, se ressaisissant soudain, il se levait brusquement, ses paroles précipitées essayaient de dissimuler son embarras : il allait et venait, s’efforçant par des questions de détourner de lui mon regard intrigué, mais pendant longtemps encore son front restait sombre, et seule la conversation venant à s’animer pouvait dissiper les nuages amoncelés dans son âme.
Il sentait parfois probablement combien son aspect m’émouvait, il le sentait peut-être dans mes yeux, à mes mains inquiètes ; il pouvait deviner, par exemple, que sur mes lèvres flottait invisible une prière implorant sa confiance, ou bien il pouvait reconnaître dans mon attitude tâtonnante le désir fervent et secret de prendre sur moi et en moi sa douleur. Certainement il s’en apercevait, car à l’improviste il interrompait la conversation animée et me regardait avec émotion ; même son regard, d’une chaleur singulière, obscurci par sa propre plénitude, m’enveloppait tout entier. Alors, souvent il prenait ma main et la tenait pendant longtemps avec agitation ; et toujours j’attendais : maintenant, maintenant, maintenant il va me parler. Mais à la place c’était la plupart du temps un geste brusque, parfois même une parole froide, dégrisante et ironique à dessein. Lui qui était l’enthousiasme personnifié, qui l’avait éveillé et entretenu en moi, l’écartait soudain, comme une faute qu’on efface dans un devoir mal écrit ; et plus il me voyait l’âme ouverte, aspirant à sa confiance, plus il prononçait avec âpreté des paroles glaciales, comme : « Vous ne comprenez pas cela ! » ou bien : « Laissez donc ces exagérations-là », paroles qui me surexcitaient et me portaient au désespoir. Combien j’ai souffert à cause de cet homme survolté, qui lançait des éclairs, passant brusquement du chaud au froid, qui inconsciemment m’enflammait pour me glacer aussitôt, et qui par sa fougue exaltait la mienne, pour brandir ensuite soudain le fouet d’une remarque ironique ! – Oui, j’avais le sentiment cruel que plus je m’approchais de lui, plus il me repoussait avec dureté et même avec inquiétude.
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