Alors elle s’arrêta soudain, me tendit la main et me dit négligemment : « Merci de m’avoir accompagnée. Vous viendrez ce soir à six heures voir mon mari, n’est-ce pas ? »

Je dus devenir cramoisi de honte. Mais avant que j’eusse pu m’excuser, elle avait monté prestement l’escalier et j’étais là immobile, songeant avec terreur aux propos stupides que, dans ma balourdise et mon insolence, je m’étais permis. En idiot fanfaron que j’étais, je l’avais invitée, comme une simple cousette, à une excursion dominicale ; j’avais célébré son corps d’une manière sotte et banale, puis j’avais dévidé le refrain sentimental de l’étudiant solitaire ; je me sentais malade de honte, tellement la nausée de moi-même m’étouffait. Et voilà donc qu’elle s’en allait toute rieuse, fière jusqu’aux oreilles, trouver son mari et lui révéler mes sottises, à lui dont le jugement m’était plus précieux que celui de tous les hommes, aux yeux de qui paraître ridicule me semblait plus douloureux que d’être fouetté tout nu sur la place publique !

Je vécus jusqu’au soir des heures atroces : mille fois je me représentai la façon dont il me recevrait avec son fin sourire ironique. Ah ! je le savais, il était maître dans l’art des paroles sardoniques et il s’entendait à aiguiser un trait d’esprit qui vous piquait et vous brûlait jusqu’au sang. Un condamné ne peut pas monter à l’échafaud avec plus de terreur que moi, en gravissant l’escalier, et à peine fus-je entré dans son cabinet de travail, retenant difficilement un lourd sanglot, que mon trouble augmenta encore, car je crus bien avoir entendu, dans la pièce à côté, le froufrou d’une robe de femme. À coup sûr, elle était là aux aguets, l’orgueilleuse, à se repaître de mon embarras et à jouir de la déconfiture du jeune bavard. Enfin, mon maître arriva. « Qu’avez-vous donc ? » me demanda-t-il avec sollicitude. « Vous êtes bien pâle aujourd’hui. » Je prétendis que non, attendant le coup. Mais l’exécution redoutée ne se produisit pas. Il parla, tout comme à l’ordinaire, de choses littéraires ; j’avais beau sonder ses paroles avec anxiété, aucune d’elles ne cachait la moindre allusion ou la moindre ironie, et, d’abord étonné, puis tout heureux, je reconnus qu’elle n’avait rien dit.

À huit heures on frappa à la porte. Je pris congé : mon cœur était de nouveau d’aplomb dans ma poitrine. Lorsque je fus derrière la porte, elle vint à passer : je la saluai, son regard me sourit légèrement ; et, mon sang circulant en moi largement, j’interprétai ce pardon comme la promesse de continuer à se taire.

 

À partir de ce jour-là, une nouvelle façon d’observer les choses commença pour moi ; jusqu’alors ma vénération dévote et puérile considérait tellement le maître, que j’adorais comme un génie d’un autre monde, que j’en oubliais complètement de faire attention à sa vie privée, à sa vie terrestre. Avec cette exagération qui caractérise tout véritable enthousiasme, j’avais nettoyé complètement son existence de toutes les fonctions quotidiennes de notre monde systématique et bien réglé. Et de même que, par exemple, quelqu’un qui pour la première fois est amoureux n’ose déshabiller en pensée la jeune fille qu’il idolâtre ni la regarder tout naturellement comme semblable aux milliers d’autres personnes qui portent une robe, de même je n’osais glisser un regard dans son existence privée : je ne voyais en lui qu’un être toujours sublime, dégagé de toutes les vulgarités matérielles, en sa qualité de messager du Verbe, de réceptacle de l’esprit créateur. Or, maintenant que cette aventure tragi-comique venait de mettre sa femme sur ma route, je ne pus pas m’empêcher d’observer de très près son existence familiale et conjugale ; tout à fait contre ma volonté, une curiosité de guetteur inquiet m’ouvrit les yeux, et à peine ce regard fureteur naquit-il qu’il se troubla aussitôt, car l’existence de cet homme, à l’intérieur de son domaine propre, était étrange et constituait comme une énigme presque angoissante. Peu de temps après cette rencontre, lorsque pour la première fois je fus invité à sa table et que je le vis, non pas tout seul mais avec sa femme, j’eus le singulier soupçon que leur vie commune était par trop bizarre ; et plus je pénétrai dans l’intimité de cette maison, plus ce sentiment devint troublant pour moi. Non pas qu’en paroles ou dans les gestes une tension ou un désaccord se fût montré entre eux : au contraire, c’était le néant, l’absence complète de toute tension, positive ou négative, qui les enveloppait d’une atmosphère aussi étrange et impénétrable ; c’était un calme lourd et orageux du sentiment qui rendait l’air plus oppressant que le déchaînement d’une dispute ou les éclairs d’une rancœur cachée. Extérieurement rien ne trahissait l’irritation ou la tension ; seule la distance qui les séparait intérieurement se sentait de plus en plus fort. Car les questions et les réponses de leur conversation raréfiée ne faisaient, pour ainsi dire, que s’effleurer rapidement du bout des doigts ; jamais il n’y avait entre eux de cordialité, la main dans la main, et même avec moi, lors des repas, il parlait avec gêne et hésitation. Et parfois, jusqu’à ce que nous nous remettions à parler des études, la conversation se figeait et se concentrait en un vaste bloc de silence, que personne n’osait plus rompre et dont le froid pesant oppressait ensuite mon âme des heures entières.

Ce qui m’effrayait surtout, c’était sa solitude complète. Cet homme ouvert, d’une nature absolument expansive, n’avait aucun ami ; seuls ses élèves étaient sa société et sa consolation. Il n’était lié à ses collègues de l’Université que par des rapports d’une correction polie ; il n’allait jamais en société ; souvent, il restait des jours entiers sans sortir de sa maison, si ce n’est pour faire les vingt pas qu’il y avait jusqu’à l’Université. Il entassait tout en lui-même, silencieusement, sans se confier ni aux hommes, ni à l’écriture. Et maintenant je compris aussi le caractère éruptif, le jaillissement fanatique de ses discours au milieu des étudiants : c’était son être qui s’épanchait soudain après des journées passées à accumuler ; toutes les pensées qu’il portait en lui, muettes, se précipitaient avec cette fougue que les cavaliers appellent si joliment chez les chevaux la ruée vers l’écurie ; elles rompaient impétueusement la clôture du silence, dans cette chasse à courre verbale.

Chez lui il parlait très rarement, à sa femme moins qu’à tout autre. Et avec une surprise inquiète et presque honteuse, je reconnaissais moi-même, tout jeune garçon inexpérimenté que je fusse, qu’il y avait ici une ombre planant entre ces deux êtres, une ombre flottante et toujours présente, faite d’une matière imperceptible, mais malgré tout, les isolant complètement l’un de l’autre ; et pour la première fois je pressentis quelle épaisseur de secret cache la façade d’un mariage. Comme si un pentagramme magique eût été tracé sur le seuil, jamais sa femme n’osait pénétrer dans son cabinet de travail sans une invitation particulière. Par là on voyait distinctement qu’elle était entièrement exclue de son monde intellectuel.