Rien ne devait, rien ne pouvait le pénétrer, pénétrer son secret.
Car un secret, j’en avais de plus en plus vivement conscience, un étrange et inquiétant secret logeait au plus profond de cet être fascinant. À la manière singulière dont son regard se dérobait, reculant craintivement après s’être avancé avec ardeur, quand on s’abandonnait à lui avec gratitude, je pressentais quelque chose de caché ; je le devinais aux plis amers des lèvres de sa femme, à la réserve froide et singulière des gens de la ville qui vous regardaient presque avec indignation quand on disait du bien de lui – à cent choses bizarres, à cent troubles soudains. Et quel tourment c’était de se croire déjà entré dans l’intimité d’une telle vie et cependant d’y tourner en rond, confusément, ignorant du chemin qui conduisait à sa racine et à son cœur !
Mais le plus inexplicable, le plus irritant pour moi, c’étaient ses escapades. Un jour, quand j’arrivai à la Faculté, il y avait un écriteau disant que le cours était interrompu pendant deux jours. Les étudiants ne semblaient pas étonnés ; mais moi, qui la veille encore m’étais trouvé auprès de lui, je courus à sa demeure, poussé par la crainte qu’il ne fût malade. Sa femme ne fit que sourire sèchement devant l’émotion que trahissait mon apparition précipitée. « Cela arrive assez souvent », dit-elle avec une froideur étrange, « simplement, vous n’y êtes pas habitué ». Et de fait, j’appris par mes camarades qu’assez souvent il disparaissait ainsi pendant la nuit, parfois ne s’excusant que par une dépêche : un étudiant l’avait rencontré à quatre heures du matin dans une rue de Berlin, un autre dans un café d’une ville éloignée. Il partait soudain, comme un bouchon saute d’une bouteille, et revenait ensuite sans que personne ne sût où il était allé. Cette disparition brusque m’affecta autant qu’une maladie : pendant ces deux jours je ne fis qu’errer çà et là, l’esprit absent, inquiet et distrait. Soudain l’étude, hors de sa présence accoutumée, était devenue pour moi vide et sans objet ; je me consumais en hypothèses confuses, non dépourvues de jalousie ; et même un peu de haine et de colère surgit en moi à cause de sa dissimulation, qui me laissait comme un mendiant sous le froid glacial, en dehors de sa véritable vie, moi qui brûlais d’y participer. En vain je me disais que, n’étant qu’un adolescent, un étudiant, je n’avais aucun droit de lui demander des comptes et des explications, car sa bonté m’accordait cent fois plus de confiance qu’un professeur de Faculté n’y est tenu par sa fonction. Mais la raison n’avait aucun pouvoir sur ma passion ardente : dix fois par jour, je vins sottement demander s’il n’était pas rentré, jusqu’au moment où je sentis déjà chez sa femme de l’irritation, à la façon dont ses réponses négatives devenaient toujours plus brusques. Je restais éveillé la moitié de la nuit, guettant le bruit de son pas lorsqu’il rentrerait ; le lendemain matin je rôdais avec inquiétude autour de la porte, n’osant plus maintenant poser de questions. Et quand finalement le troisième jour il entra à l’improviste dans ma chambre, la respiration me manqua : mon effroi fut sans doute extraordinaire, comme je le compris du moins à son expression de surprise embarrassée, qu’il tenta de dissimuler en me posant précipitamment quelques questions indifférentes. En même temps son regard m’évitait. Pour la première fois notre entretien alla de travers, les mots trébuchaient les uns contre les autres et, tandis que tous deux nous faisions effort pour écarter toute allusion à son absence, c’est précisément ce que nous ne disions pas qui barrait la route à toute conversation suivie. Lorsqu’il me quitta, la brûlante curiosité flambait en moi comme une torche : peu à peu elle dévora mon sommeil et mes veilles.
Cette lutte pour en apprendre et en connaître davantage dura des semaines : avec entêtement je poursuivais mon forage vers le noyau de feu que je croyais sentir, comme un volcan, sous le rocher de son silence. Enfin, au cours d’une heure fortunée, je parvins à mettre pour la première fois le pied dans son monde intérieur. Une fois de plus, j’étais resté assis dans son bureau jusqu’au crépuscule ; alors il sortit quelques sonnets de Shakespeare d’un tiroir fermé ; il lut d’abord dans sa propre traduction ces brèves esquisses qui semblaient coulées dans du bronze, puis il éclaira si magiquement cette écriture chiffrée, en apparence impénétrable, qu’au milieu de mon ravissement, le regret me vint que tout le trésor répandu par la parole fugitive de cet homme débordant se perdît pour tout le monde. Voici que le courage me prit subitement (qui sait d’où il me vint ?) de lui demander pourquoi il n’avait pas achevé son grand ouvrage sur l’Histoire du Théâtre du Globe ; mais à peine avais-je osé cette parole, que je constatai avec effroi que je venais sans le vouloir de toucher maladroitement à une plaie secrète et visiblement douloureuse. Il se leva, se détourna et resta longtemps silencieux. Le bureau paraissait s’être soudain rempli à l’extrême de crépuscule et de silence. Enfin il s’approcha de moi, me regarda longuement et ses lèvres tremblèrent plusieurs fois avant de s’entrouvrir légèrement ; puis sortit le douloureux aveu : « Je ne puis pas mener de grands travaux. C’est fini : seule la jeunesse forme des projets aussi hardis. Maintenant je n’ai plus de ténacité. Je suis (pourquoi le cacher ?) devenu un homme au souffle court ; je ne peux pas persévérer longtemps. Autrefois, j’avais plus de force ; maintenant elle n’existe plus. Je ne puis que parler : là je suis parfois inspiré, quelque chose m’élève au-dessus de moi-même ; mais travailler, assis, dans le silence, toujours seul, toujours seul, je ne le peux plus. »
Son attitude résignée me bouleversa et, dans un élan de spontanéité profonde, je le suppliai de songer à retenir enfin d’un poing solide ce que quotidiennement il répandait sur nous d’une main négligente, et de ne pas se contenter de donner, mais de conserver sous forme d’ouvrages ses propres richesses. « Je ne puis pas écrire, répéta-t-il d’un ton las, je ne suis pas assez concentré.
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