– Eh bien, dictez ! » Et emporté par cette pensée, j’insistai, en le suppliant presque : « Vous n’avez qu’à me dicter. Essayez donc. Commencez un peu… ensuite, de vous-même, vous ne pourrez plus vous arrêter. Essayez la dictée, je vous en prie, pour l’amour de moi. »
Il leva les yeux, d’abord étonné et puis pensif. On eût dit que cette idée l’intéressait. « Pour l’amour de vous ? » répéta-t-il. « Croyez-vous réellement que quelqu’un puisse encore se réjouir de voir le vieil homme que je suis entreprendre quelque chose ? » Je sentais déjà, à son hésitation, qu’il commençait à céder ; je le sentais à son regard fermé qui, l’instant d’avant chargé encore de nuages, maintenant allégé par une chaude espérance, se déployait peu à peu et trouvait en elle de quoi s’éclairer. « Le croyez-vous réellement ? » répéta-t-il. Je sentais que sa volonté se préparait à accueillir intérieurement cette suggestion, et tout à coup il s’écria : « Eh bien ! essayons. La jeunesse a toujours raison ; qui l’écoute est sage. » L’explosion sauvage de ma joie, mon cri de triomphe parut le revigorer ; il allait et venait à grands pas, presque avec l’animation d’un jeune homme, et nous convînmes que tous les soirs, à neuf heures, immédiatement après le dîner, nous essaierions de travailler, d’abord une heure chaque fois. Et le soir suivant nous commençâmes la dictée.
Ah ! ces moments, comment les décrirai-je ! Je les attendais toute la journée. Dès l’après-midi une agitation fiévreuse et énervante électrisait mes sens impatients ; à peine pouvais-je supporter les heures jusqu’à la venue du soir. Nous allions alors, aussitôt le repas achevé, dans son cabinet de travail ; je m’asseyais à la table, lui tournant le dos, tandis qu’il marchait dans la pièce d’un pas agité, jusqu’au moment où le rythme s’était pour ainsi dire rassemblé en lui et où l’élévation de sa voix donnait le départ. Car cet homme singulier tirait toutes ses pensées de la musicalité du sentiment : il avait toujours besoin de prendre son élan pour mettre ses idées en mouvement. Le plus souvent c’était une image, une métaphore hardie, une situation concrète dont il tirait une scène dramatique qu’il brossait à grands traits, emporté malgré lui par l’émotion. Souvent quelque chose d’apparenté aux fulgurations grandioses de la nature créatrice surgissait alors, au milieu des éclairs précipités de ces improvisations : je me souviens de lignes qui ressemblaient aux strophes d’un poème ïambique, et d’autres qui se répandaient comme une cataracte, en des dénombrements puissants et abondants, comme le catalogue des vaisseaux chez Homère et comme les hymnes barbares de Walt Whitman. Pour la première fois il était donné à ma jeunesse encore inexpérimentée de pénétrer dans le mystère de la création : je voyais la pensée, encore incolore, n’étant qu’une pure chaleur fluide, comme le bronze fondu pour une cloche, naître du creuset de l’excitation impulsive, puis en se refroidissant, peu à peu trouver sa forme ; je voyais ensuite cette forme s’arrondir et se réaliser dans toute sa vigueur, jusqu’à ce qu’enfin le Verbe en sortît clairement et donnât au sentiment poétique, comme le battant qui fait résonner la cloche, le langage des hommes. Et, de même que chaque partie émanait d’un rythme et chaque description d’un tableau à caractère théâtral, l’ouvrage dans toute son ampleur sortait, d’une façon absolument antiphilologique, d’un hymne, d’un hymne à la mer, comme à la seule forme de l’infini, visible et sensible en ce monde, roulant ses vagues d’horizon en horizon, regardant vers les cieux et cachant des abîmes, jouant entre-temps d’une manière à la fois pleine de sens et insensée avec la destinée terrestre, avec les frêles esquifs des hommes : de ce tableau de la mer naissait, en un parallèle grandiose, une description du tragique comme étant la force élémentaire, rugissante et destructrice qui agite notre sang. Puis cette vague créatrice roulait vers un pays : l’Angleterre surgissait, cette île éternellement battue par cet élément mouvant et qui borde tous les rivages de la terre, toutes les latitudes et toutes les zones du globe terrestre. Là-bas en Angleterre, il donne forme à l’État : le regard droit et clair de la mer pénètre jusqu’au fond de l’œil, gris et bleu, comme de verre : jusque dans l’œil, chaque individu est à la fois un homme de la mer et une île, comme son pays, et de fortes passions orageuses bouillonnent voluptueusement dans cette race qui a éprouvé inlassablement ses forces au cours des siècles où les Vikings naviguaient à l’aventure. Maintenant la paix met ses brouillards au-dessus du pays battu des flots ; mais ses habitants, familiers des tempêtes, continuent à choisir la mer, le rude assaut des événements avec leurs dangers quotidiens, et ils se créent ainsi de nouvelles émotions stimulantes, dans des jeux sanglants. D’abord les tréteaux sont installés pour des chasses aux bêtes sauvages et pour des combats singuliers. Le sang des ours coule, les combats de coqs excitent bestialement la volupté de l’horreur ; mais bientôt un sens plus raffiné cherche une émotion plus pure dans l’affrontement héroïque des hommes. Et c’est alors qu’à partir des représentations pieuses, des Mystères joués dans les églises, sort cet autre grand jeu des passions humaines, répétition de toutes ces aventures, autres traversées orageuses, mais maintenant dans les mers intérieures du cœur : nouvel infini, nouvel océan avec les marées de la passion et les mouvements houleux de l’esprit, où naviguer avec émotion, être ballotté et secoué dangereusement constitue un nouveau plaisir pour cette race anglo-saxonne, tardive mais toujours forte. C’est ainsi que naît le drame de la nation anglaise, le drame des Élisabéthains.
Et, tandis que mon maître se lançait avec fougue dans la description de ces débuts barbares et primitifs, sa parole créatrice résonnait puissamment. Sa voix, qui d’abord se pressait comme un murmure, tendant des muscles et des ligaments sonores, devenait un avion au métal brillant, qui se propulsait toujours plus libre et toujours plus haut : le bureau, les murs resserrés, dont l’écho lui répondait, devenaient trop étroits pour elle, tant il lui fallait d’espace ; je sentais la tempête souffler au-dessus de moi ; la lèvre mugissante de la mer criait puissamment ses mots retentissants : penché sur la table, il me semblait être de nouveau dans mon pays, au bord de la dune et voir venir vers moi, en haletant, ce grand frémissement fait de mille flots et de mille tourbillons de vent. Pour la première fois ce frisson douloureux qui entoure la naissance d’un homme, comme celle d’un mot, agita brusquement mon âme étonnée, effrayée, et déjà ravie.
Lorsqu’il achevait cette dictée, où une puissante inspiration arrachait magnifiquement la parole à la méthode scientifique pour transformer la pensée en poème, j’étais comme chancelant. Une ardente lassitude pesait lourdement et fortement sur moi, une fatigue bien différente de la sienne qui était un épuisement, toutes ses forces étant déjà à bout, tandis que moi, qui étais submergé par ce jaillissement, je tremblais encore sous l’effusion de cette plénitude. Mais tous deux, nous avions alors besoin chaque fois d’une conversation qui fût une détente, pour trouver le chemin du repos et du sommeil : d’ordinaire, je relisais encore ce que j’avais sténographié, et chose étrange, à peine les signes se transformaient-ils en paroles que c’était une autre voix que la mienne qui parlait, respirait et s’élevait, comme si quelqu’un eût changé le langage dans ma bouche. Et ensuite je m’en rendais compte : en relisant, je scandais et imitais son intonation avec tant de fidélité et tant de ressemblance qu’on eût dit que c’était lui qui parlait en moi, et non pas moi-même.
1 comment