Tellement j’étais déjà devenu la résonance de son être. L’écho de sa parole. Il y a quarante ans de tout cela : et cependant, encore aujourd’hui, au milieu d’un exposé, lorsque je suis emporté par l’élan de la parole, je sens soudain avec embarras que ce n’est pas moi qui parle, mais quelqu’un d’autre, comme si quelqu’un d’autre s’exprimait par ma bouche. Je reconnais alors la voix d’un cher défunt, d’un défunt qui ne respire plus que par mes lèvres : toujours, quand l’enthousiasme me donne des ailes, je suis lui. Et, je le sais, ce sont ces heures-là qui m’ont fait.

 

L’ouvrage grandissait ; il grandissait autour de moi comme une forêt dont l’ombre me dérobait peu à peu toute la vue du monde extérieur ; je ne vivais qu’à l’intérieur, dans l’obscurité de la maison, sous les rameaux bruissants et toujours plus sonores de l’œuvre qui s’élargissait, dans la présence enveloppante et réchauffante de cet homme.

En dehors des quelques heures de cours à l’Université, c’est à lui qu’appartenait toute ma journée. D’ailleurs, je mangeais à leur table ; nuit et jour, des messages montaient et descendaient l’escalier entre leur appartement et le mien, et réciproquement : j’avais la clé de leur porte et lui avait la mienne, de sorte qu’il pouvait me trouver à toute heure sans avoir besoin d’appeler ma vieille hôtesse à demi sourde. Mais plus mes relations avec lui devenaient étroites, plus je m’isolais du monde extérieur : en même temps que la chaleur de cette sphère intérieure, je partageais l’isolement glacial de son existence, totalement en marge. Mes camarades me manifestaient, tous sans exception, une certaine froideur, un certain mépris. Était-ce une conjuration secrète ou pure jalousie, à cause de ma situation manifestement privilégiée ? En tout cas, ils m’excluaient de leurs conversations, et dans les discussions du séminaire, on évitait, comme par une entente, de m’adresser la parole et de me saluer. Même les professeurs ne me cachaient pas leur antipathie ; un jour que je demandais un renseignement insignifiant au professeur de langues romanes, il m’envoya promener ironiquement en disant : « En votre qualité d’intime de M. le professeur X…, vous devriez pourtant savoir cela. » Vainement, je cherchais à m’expliquer cet ostracisme si injustifié. Mais les paroles et les regards me refusaient toute explication. Depuis que je vivais complètement avec les deux solitaires, j’étais moi-même tout à fait isolé.

Je ne me serais pas autrement inquiété de cette exclusion de la société, puisque mon attention était tout entière tournée vers les choses de l’esprit ; mais peu à peu mes nerfs ne résistèrent plus à cette pression continuelle. On ne vit pas impunément pendant des semaines dans une outrance incessante de l’intellect ; de plus, j’avais trop brusquement changé de manière de vivre ; j’étais passé trop farouchement d’un extrême à l’autre pour ne pas mettre en péril cet équilibre secret que la nature a établi en nous. En effet, tandis qu’à Berlin la légèreté de ma conduite détendait mes muscles d’une manière bienfaisante et que mes aventures féminines dissolvaient comme un jeu tout ce qui s’était accumulé d’inquiétude en moi, ici une atmosphère orageuse et pesante oppressait sans relâche mes sens excités, de telle sorte qu’ils s’agitaient en moi, avec des vibrations incessantes, et des tressautements électriques ; je désapprenais le sommeil sain et profond, bien que – ou plutôt parce que je transcrivais toujours pour mon propre plaisir, jusqu’à une heure très avancée de la nuit, la dictée de la soirée (avec une impatience fébrile, mettant mon point d’honneur à rapporter au plus tôt les feuillets à mon cher maître). Ensuite la Faculté, et la lecture hâtive des textes qui exigeait de moi un surcroît de zèle ; et, ce qui n’allait pas sans m’exciter beaucoup, c’était aussi la nature de notre conversation avec mon maître, parce que chacun de mes nerfs s’y tendait fermement pour n’avoir jamais l’air devant lui d’être indifférent à ses paroles. Le corps ainsi offensé ne tarda pas longtemps à vouloir sa revanche de ces excès. Plusieurs fois je fus pris de brefs évanouissements, signaux de la nature en danger que, dans ma folie, je négligeais ; mais les lassitudes léthargiques se multipliaient, chaque expression de mes sentiments atteignait un degré de véhémence extrême, et mes nerfs exacerbés fouillaient toutes les fibres de mon corps, m’empêchant de dormir et faisant surgir en moi de confuses pensées jusqu’alors contenues.

La première personne qui remarqua que ma santé était nettement en péril fut la femme de mon maître. Souvent déjà j’avais senti que son regard inquiet m’examinait attentivement ; à dessein elle répandait dans nos entretiens des remarques et des exhortations toujours plus fréquentes, me disant, par exemple, qu’il ne me fallait pas vouloir conquérir le monde en un semestre. Elle finit par me parler sans détours : « En voilà assez, fit-elle avec détermination, un dimanche que par un soleil magnifique je « bûchais » la grammaire. Et elle m’arracha le livre des mains. – Comment un jeune homme plein de vie peut-il être à ce point l’esclave de l’ambition ! Ne prenez pas toujours modèle sur mon mari : il est âgé ; vous, vous êtes jeune ; il faut que vous viviez autrement. » Chaque fois qu’elle parlait de son mari, glissait dans ses paroles cette pointe de mépris contre laquelle moi, son fidèle disciple, je me sentais indigné. Intentionnellement, je le devinais, peut-être même par une sorte de jalousie erronée, elle cherchait toujours à m’écarter davantage de lui et par son opposition ironique à contrecarrer mes excès d’attachement ; si, le soir, nous restions trop longtemps à la dictée, elle frappait énergiquement à la porte et, indifférente aux protestations irritées de son mari, elle nous obligeait à cesser le travail. « Il vous démolira les nerfs, il vous détruira complètement, me dit-elle amère, une fois qu’elle me trouva tout à fait abattu. Que n’a-t-il pas fait déjà de vous dans ces quelques semaines ? Je ne peux pas supporter plus longtemps la façon dont vous vous faites du mal à vous-même. Et, en outre… » elle s’arrêta sans finir la phrase. Mais sa lèvre était pâle et tremblait de colère contenue.

Et réellement, mon maître ne me rendait pas la vie facile. Plus je le servais avec passion, plus il paraissait indifférent à mon culte empressé. Il était rare qu’il me remerciât ; quand je lui apportais au matin, le travail qui m’avait demandé une partie de la nuit, il se contentait de me dire sèchement : « Vous auriez pu attendre jusqu’à demain. » Si dans mon zèle ambitieux je prenais une initiative pour lui plaire, soudain, au milieu de la conversation, il pinçait les lèvres et un mot ironique me repoussait. Il est vrai qu’ensuite, en me voyant m’écarter humilié et troublé, son regard chaud et enveloppant se posait de nouveau sur moi, pour calmer mon désespoir, mais combien cela était rare, oui combien rare ! Ce chaud et froid, cette alternance d’affabilité cordiale et de rebuffades déplaisantes troublait complètement mes sentiments trop vifs, qui désiraient… Non, jamais je n’aurais pu formuler nettement ce qu’à vrai dire je désirais, ce à quoi j’aspirais, ce que je réclamais, ce à quoi visaient mes efforts, quelle marque d’intérêt j’espérais obtenir par mon enthousiaste dévouement. Car, lorsqu’une passion amoureuse, même très pure, est tournée vers une femme, elle aspire malgré tout inconsciemment à un accomplissement charnel : dans la possession physique, la nature inventive lui présente une forme d’union accomplie ; mais une passion de l’esprit, surgissant entre deux hommes, à quelle réalisation va-t-elle prétendre, elle qui est irréalisable ? Sans répit elle tourne autour de la personne adorée, flambant toujours d’une nouvelle extase et jamais calmée par un don suprême.