Son flux est incessant, et pourtant jamais elle ne peut se donner libre cours, éternellement insatisfaite, comme l’est toujours l’esprit. Ainsi son voisinage n’était jamais, pour moi, assez proche ; sa présence ne se manifestait et ne se réalisait jamais complètement dans nos longs entretiens ; même quand il abolissait les distances et se confiait, je savais que l’instant suivant pouvait détruire d’un geste brutal cet accord profond. À chaque fois cette instabilité troublait mes sentiments et je n’exagère pas en disant que dans ma surexcitation j’étais souvent sur le point de commettre une folie, simplement parce qu’il avait repoussé avec indifférence, d’une main nonchalante, un livre sur lequel j’avais appelé son attention, ou parce que soudain, lorsque le soir, nous étions plongés dans un profond entretien et que je suivais en haletant le jaillissement de ses pensées (juste après avoir tendrement appuyé sa main sur mes épaules) il se levait tout à coup et disait avec brusquerie : « Mais maintenant, partez ! Il est tard. Bonne nuit. » De telles vétilles suffisaient pour me bouleverser pendant des heures, pendant des jours et des jours. Peut-être que ma sensibilité surexcitée et continuellement sur le qui-vive apercevait une offense là où ne s’en trouvait aucune intention ; mais peut-on après coup s’apaiser soi-même, lorsqu’on éprouve des sentiments aussi perturbés ? Et la même chose se renouvelait chaque jour : près de lui je brûlais de souffrance et loin de lui, mon cœur se glaçait ; sans cesse, j’étais déçu par sa dissimulation sans qu’aucun signe vînt me rassurer, et le moindre hasard jetait en moi la confusion !

Bizarrement, chaque fois que je me sentais blessé par lui, je me réfugiais auprès de sa femme. C’était peut-être là le désir inconscient de trouver un être qui souffrait aussi de cette mise à l’écart muette, ou peut-être le simple besoin de parler à quelqu’un et de trouver, sinon une assistance, du moins de la compréhension ; en tout cas je me réfugiais vers elle, comme auprès d’un allié secret. D’habitude elle raillait ma susceptibilité, ou bien en haussant froidement les épaules elle déclarait que je devais être déjà accoutumé à ces singularités douloureuses. Mais parfois elle me regardait avec une étrange gravité, avec des yeux pleins de surprise, lorsque mon désespoir soudain déversait brusquement devant elle tout un déluge de reproches exaspérés, de sanglots convulsifs et de paroles balbutiées, mais elle ne disait pas une parole ; seules ses lèvres avaient tout un jeu de crispations contenues, et je sentais qu’il lui fallait le plus grand effort pour ne pas laisser échapper un mot de colère et d’indiscrétion. Elle aussi, ce n’était pas douteux, avait quelque chose à me dire ; elle aussi cachait un secret, peut-être le même que lui ; mais tandis que lui me repoussait avec brusquerie, dès que je me faisais trop pressant, elle, le plus souvent, par une plaisanterie ou par une espièglerie inopinée, barrait la voie à de plus amples explications.

Une seule fois, je fus sur le point de l’obliger à parler. Le matin, en apportant son texte à mon maître, je n’avais pu m’empêcher de lui raconter avec enthousiasme combien précisément ce passage (c’était le portrait de Marlowe) m’avait ému. Et, tout brûlant encore de mon exaltation, j’ajoutai avec admiration que personne ne serait capable de tracer un portrait aussi magistral. Alors il pinça sa lèvre en se détournant brusquement ; il jeta la feuille sur la table et murmura avec dédain : « Ne dites pas de telles bêtises ! Que pouvez-vous entendre par magistral ? » Cette parole brutale (qui n’était sans doute qu’un masque vivement mis pour dissimuler une pudeur impatiente) suffit pour me gâter ma journée. L’après-midi, me trouvant pendant une heure seul avec sa femme, j’éclatai tout à coup en une sorte d’explosion hystérique et, lui prenant les mains, je m’écriai : « Dites-moi, pourquoi me hait-il tant ? Pourquoi me méprise-t-il ainsi ? Que lui ai-je fait ? Pourquoi chacune de mes paroles l’irrite-t-elle à ce point ? Que dois-je faire ? Aidez-moi. Pourquoi ne peut-il pas me souffrir ? Dites-le-moi, je vous en supplie ! »

Alors, un œil perçant, étonné de cette explosion sauvage, me regarda. « Ne pas vous souffrir ? » Et en même temps un rire fit claquer ses dents, un rire qui jaillit comme une pointe si méchante et si acérée que, malgré moi, je reculai. « Ne pas vous souffrir ? » répéta-t-elle encore une fois, tout en regardant avec colère mes yeux hagards. Mais ensuite elle se pencha vers moi, ses regards devinrent peu à peu tendres, toujours plus tendres, ils exprimèrent presque de la compassion – et soudain elle me caressa (pour la première fois) les cheveux : « Vous êtes véritablement un enfant, un nigaud d’enfant qui ne remarque rien, ne voit rien et ne sait rien. Mais il vaut mieux qu’il en soit ainsi, sinon vous seriez encore plus inquiet. »

Et elle se détourna de moi brusquement. C’est en vain que je cherchais à me tranquilliser : comme cousu dans le sac noir d’un cauchemar infrangible, je luttais de toutes mes forces pour trouver une explication et pour sortir de la confusion mystérieuse de ces sentiments contradictoires.

 

Quatre mois s’étaient passés de la sorte, en semaines d’exaltation et de transformation des plus inouïes. Le semestre courait vers sa fin. Je voyais avec terreur s’approcher les vacances, car j’aimais mon purgatoire, et l’atmosphère anti-intellectuelle et terne de la vie de famille dans mon pays me menaçait comme un exil et une spoliation. Déjà je ruminais des plans secrets pour faire accroire à mes parents qu’un travail important me retenait ici ; déjà je tressais adroitement un réseau de mensonges et d’échappatoires pour prolonger la durée de cette présence dévoratrice. Mais le temps et l’heure de mon départ étaient depuis longtemps fixés par le destin. Et cette heure était suspendue au-dessus de moi invisible, comme le coup de midi est suspendu dans le bronze des cloches, pour retentir ensuite à l’improviste et rappeler gravement le temps du travail ou de la séparation aux insouciants.

Comme ce soir fatal commença bien, avec quelle perfide beauté ! J’avais dîné avec eux deux ; les fenêtres étaient ouvertes, et dans leur cadre obscurci le ciel crépusculaire entrait peu à peu, lentement, avec ses nuées blanches : quelque chose de doux et de clair émanait de leurs reflets flottant majestueusement, et se prolongeait au loin ; on en ressentait une impression forte et profonde. Nous avions causé, sa femme et moi, avec plus de désinvolture, de calme et d’animation qu’à l’ordinaire. Mon maître se taisait, tandis que nous parlions ; mais son silence s’étendait comme une aile repliée au-dessus de notre entretien. Je le regardais de côté, à la dérobée : il y avait ce jour-là dans son être une singulière clarté, un peu d’agitation aussi, mais sans rien de nerveux – tout comme dans ces nuées de l’été. Parfois il levait son verre de vin et le tenait à contre-jour, prenant plaisir à sa couleur ; et lorsque mon regard joyeux accompagnait ce geste, il souriait légèrement et levait son verre de mon côté comme pour un toast. Rarement j’avais vu son visage aussi clair, ses mouvements aussi tranquilles et harmonieux : il était assis là, presque dans la joie d’une fête, comme s’il eût entendu dans la rue une musique ou qu’il eût prêté l’oreille à un entretien invisible. Ses lèvres, où passaient d’ordinaire sans cesse d’imperceptibles ondes, étaient immobiles et molles comme un fruit pelé, et son front, qu’il tournait maintenant avec lenteur du côté de la fenêtre, baignait dans les reflets de cette douce clarté et me semblait plus beau que jamais.