C’était merveille de le voir ainsi satisfait : était-ce l’influence de ce soir d’été serein, l’action bienfaisante de la douceur de cette atmosphère aux tons dégradés, qui opérait en lui, ou bien une pensée consolatrice qui brillait dans son âme ? Je l’ignorais. Mais, habitué à lire dans son visage comme dans un livre ouvert, j’étais sûr d’une chose : ce jour-là un dieu clément avait mis un baume sur les rides et les plis de son cœur.

Et c’est aussi avec une étrange solennité qu’il se leva et m’invita, de son mouvement de tête coutumier, à le suivre dans son bureau : lui, d’habitude si rapide, marchait avec une gravité singulière. Puis il se retourna encore une fois, alla chercher (contrairement aussi à son habitude) une bouteille de vin cacheté dans l’armoire et l’emporta d’un air cérémonieux, avec précaution. Tout comme moi, sa femme paraissait remarquer dans ses manières quelque chose de bizarre ; avec étonnement elle levait les yeux de son ouvrage de couture et, comme maintenant nous nous rendions au travail, elle observait avec une curiosité muette son attitude insolite et compassée.

Le bureau, comme toujours complètement plongé dans l’ombre, nous attendait avec son intimité crépusculaire ; seule la lampe arrondissait un cercle d’or autour du paquet blanc du papier à écrire. Je m’assis à ma place habituelle et je relus les dernières phrases du manuscrit ; comme d’un diapason, il avait toujours besoin, pour retrouver le fil de son discours, de s’appuyer sur le rythme. Mais tandis que d’habitude il continuait immédiatement après la dernière phrase, cette fois-ci il resta muet. Le silence se déploya largement dans la pièce ; déjà les murs nous le renvoyaient pesant et tendu. Mon maître paraissait n’être pas encore tout à fait concentré, car je l’entendais derrière moi, qui allait et venait nerveusement. « Lisez encore une fois ! » – bizarre, comme sa voix s’était mise brusquement à vibrer, très agitée. Je répétai les derniers paragraphes : alors sa parole enchaîna d’un seul coup, après moi, et il dicta d’une manière saccadée, plus rapide et plus serrée que d’habitude. En cinq phrases, la scène fut bâtie ; ce que jusqu’alors il avait exposé, avaient été les conditions de culture préalables à l’avènement du drame, comme une fresque de l’époque et un tableau historique ; maintenant, brusquement, il se tourna vers le théâtre lui-même, qui, après le vagabondage et le « chariot errant » devient enfin sédentaire et se construit un foyer, pourvu de droits et de privilèges écrits ; d’abord le « Théâtre de la Rose » et la « Fortune », grossières baraques de planches pour des jeux eux-mêmes grossiers. Mais ensuite les artisans charpentent un nouveau vêtement de planches, à la mesure de l’envergure croissante de la poésie qui se développe à vue d’œil : aux bords de la Tamise, sur les pilotis d’un sol vaseux, humide et sans valeur, se dresse le rude édifice de bois avec sa grossière tour hexagonale, le « Théâtre du Globe », sur la scène duquel paraît Shakespeare, le maître. Comme un étrange vaisseau rejeté par la mer, avec son étendard rouge de pirate flottant au grand mât il se dresse là, solidement ancré dans le fond bourbeux. Au parterre s’agite avec bruit, comme dans un port, le bas peuple ; du haut des galeries sourit et bavarde le beau monde frivole, au-dessus des acteurs. Impatients, ils demandent qu’on commence. Ils battent des pieds et font du tapage, frappent bruyamment du pommeau de l’épée contre les planches jusqu’à ce qu’enfin, pour la première fois, la scène en bas s’éclaire à la lueur de quelques bougies qu’on y apporte et que des personnes vaguement costumées s’avancent pour jouer une comédie qui semble improvisée. Et alors… je me rappelle encore aujourd’hui ses paroles, « éclate soudain la tempête des phrases, cette mer infinie de la passion, qui depuis ces planches limitées envoie vers toutes les époques et toutes les zones du cœur humain ses flots sanglants, inépuisables, insondables, sereins et tragiques, variés à l’extrême et à l’image de toute l’humanité – le théâtre de l’Angleterre, le drame de Shakespeare ».

Après ces paroles prononcées avec force, l’exposé s’arrêta brusquement. Un long et lourd silence suivit. Inquiet je me retournai : mon maître était debout, étreignant d’une main la table, dans cette attitude d’épuisement que je lui connaissais. Mais cette fois sa rigidité avait quelque chose d’effrayant. Je bondis, craignant qu’il ne lui fût arrivé quelque chose, et je lui demandai anxieusement si je devais m’arrêter. D’abord il ne fit que me regarder, hors d’haleine, l’air absent et figé. Mais ensuite l’étoile de son œil réapparut, claire et bleue et, les lèvres moins crispées, il s’approcha de moi. « Eh bien ! n’avez-vous rien remarqué ? »… Il me regardait avec insistance. « Quoi donc ? » balbutiai-je d’une voix incertaine. Alors il respira profondément et sourit un peu ; il y avait des mois que je n’avais pas senti en lui ce regard enveloppant, doux et tendre. « La première partie est achevée. » J’eus de la peine à réprimer un cri de joie, tellement la surprise mit en moi d’ardente émotion. Comment avais-je pu ne pas m’en apercevoir ? Oui, toute la structure était là, s’étageant magnifique depuis les profondeurs du passé jusqu’au seuil de l’accomplissement : maintenant ils pouvaient venir, les Marlowe, les Benjonson, les Shakespeare, et le franchir victorieusement. C’était, pour le livre, le premier anniversaire : je me précipitai, pour compter les feuillets. Cette première partie, la plus difficile, comprenait cent soixante-dix pages d’une écriture serrée ; ce qui allait venir ensuite était un travail plus libre de composition et de présentation, tandis que jusqu’alors il avait fallu suivre de près des documents historiques.