Il n’y avait pas de doute, il achèverait son ouvrage, notre ouvrage !

Je ne sais pas si je me suis livré à de bruyants ébats, si j’ai dansé de joie, de fierté, de bonheur. Mais mon enthousiasme prit sans doute des formes tout à fait imprévues, car le regard de mon maître me suivait en souriant, tandis que je relisais vite les dernières paroles, ou que je comptais en hâte les feuillets, que je les prenais, les pesais et les palpais amoureusement et que déjà mon imagination essayait de calculer par avance l’époque à laquelle nous pourrions avoir achevé tout l’ouvrage. Sa fierté contenue, profondément cachée, se voyait reflétée dans ma joie ; souriant, il me regardait avec attendrissement. Alors il vint à pas lents vers moi, tout près de moi, les deux mains tendues, et il saisit les miennes ; immobile, il m’examinait. Peu à peu ses pupilles, qui d’habitude n’avaient de couleur que par intermittence, comme un feu à éclipses, se remplirent de ce bleu clair, et plein d’âme que seules, entre tous les éléments, peuvent former la profondeur de l’eau et la profondeur du sentiment humain. Et ce bleu éclatant montait du fond des prunelles, s’avançait, pénétrait en moi ; je sentais que l’onde ardente qui émanait d’elles traversait mon être moelleusement, s’y répandait largement et donnait à mon âme une joie vaste et étrange : toute ma poitrine était soudain dilatée par le jaillissement de cette puissance et je sentais s’épanouir en moi le grand midi de l’Italie. « Je sais, fit alors sa voix par-dessus cette splendeur, que sans vous je n’aurais point commencé ce travail : jamais je ne l’oublierai. Vous avez donné à ma lassitude l’élan salvateur, vous avez sauvé ce qui reste encore de ma vie perdue et dispersée, vous, vous seul ! Personne n’a pour moi fait davantage, personne ne m’a aidé si fidèlement. Et c’est pourquoi je ne dis pas : c’est vous que je dois remercier, mais… c’est toi que je dois remercier. Bien ! maintenant nous allons passer une heure ensemble comme deux frères. »

Il m’attira doucement vers la table et prit la bouteille préparée. Il y avait deux verres : comme témoignage de gratitude il m’avait réservé ce brinde symbolique. Je tremblais de joie, car rien ne trouble plus puissamment quelqu’un que la réalisation subite de son ardent désir. Sa gratitude avait trouvé le plus beau des signes pouvant exprimer de la manière la plus concrète la confiance, ce signe auquel j’aspirais inconsciemment : le tutoiement fraternel tendu par-dessus l’intervalle des années et dont le prix était septuplé par cette distance si difficile à franchir. Déjà tintait la bouteille, cette marraine encore muette qui devait apaiser désormais pour toujours mon sentiment inquiet, en me donnant la foi ; déjà mon âme sonnait claire, elle aussi, comme ce tintement vibrant, mais voici qu’un petit obstacle retarda encore l’instant solennel : la bouteille était bouchée et nous n’avions pas de tire-bouchon. Mon maître fit le mouvement de se lever pour aller le chercher, mais, devinant son intention, je le prévins en me précipitant dans la salle à manger, brûlant dans l’attente de cette seconde qui devait enfin tranquilliser mon cœur et, de la façon la plus éclatante, attester son affection pour moi.

En franchissant ainsi très vite la porte et en sortant dans le couloir qui n’était pas éclairé, je heurtai dans l’obscurité quelque chose de doux, qui céda aussitôt : c’était la femme de mon maître, qui manifestement avait écouté à la porte. Mais, chose étrange, bien que le choc eût été brutal, elle ne poussa pas un cri, se bornant à reculer sans rien dire ; et moi aussi, incapable de faire un mouvement, je me tus, effrayé. Cela dura un moment ; tous deux nous étions muets, honteux l’un devant l’autre, elle surprise en flagrant délit d’espionnage, moi figé par la surprise de cette rencontre. Mais ensuite un pas léger se fit entendre dans l’ombre, une lumière s’alluma et je l’aperçus, pâle et avec un air de défi, le dos appuyé à l’armoire ; son regard me mesurait gravement et il y avait dans son attitude immobile quelque chose de sombre, comme un avertissement menaçant. Mais elle ne prononça pas une parole.

Mes mains tremblaient lorsque, après avoir longtemps et nerveusement tâtonné, presque à l’aveuglette, je trouvai le tire-bouchon ; par deux fois il me fallut passer devant elle, et chaque fois en levant les yeux je rencontrai ce regard fixe, qui brillait dur et sombre comme du bois poli. Rien en elle ne trahissait la honte d’avoir été prise sur le fait, en train d’écouter à la porte ; au contraire, dans son œil étincelant, hostile et résolu, il y avait à mon adresse une menace que je ne comprenais pas, et son air de défi montrait qu’elle était décidée à ne pas renoncer à cette attitude inconvenante, et qu’elle continuerait à monter la garde et à épier de la sorte. Et cette volonté supérieure me troublait ; malgré moi je me courbai sous ce regard énergique d’avertissement, rivé sur moi. Et lorsque, enfin, d’un pas incertain, je me glissai de nouveau dans la pièce où mon maître tenait déjà avec impatience la bouteille dans ses mains, la joie immense que j’éprouvais un instant plus tôt avait fait place à une anxiété étrange et glaciale.

Mais lui, avec quelle insouciance il m’attendait ! Avec quelle sérénité son regard était dirigé sur moi ! Toujours j’avais rêvé de pouvoir enfin une fois le voir ainsi, les nuages de la tristesse ayant déserté son front. Mais maintenant que pour la première fois la paix brillait sur ce front cordialement tourné vers moi, la parole me manquait ; toute ma joie secrète s’en allait comme par des canaux secrets. Confus, honteux même, je l’écoutai me remercier encore, en me tutoyant désormais familièrement, et les verres en se choquant firent entendre un son argentin. Son bras m’entourant avec amitié, il me conduisit vers les fauteuils ; nous nous assîmes l’un en face de l’autre, sa main était posée sans façon sur la mienne : pour la première fois, je le sentais tout à fait franc et spontané dans son être. Mais j’étais incapable de parler ; malgré moi mon regard était toujours tendu du côté de la porte, plein de crainte qu’elle ne fût encore là à épier. Elle écoute, pensais-je sans cesse, elle écoute chaque parole qu’il me dit, chaque mot que je prononce. Pourquoi justement aujourd’hui, oui, pourquoi aujourd’hui ? Et lorsque, m’enveloppant de ce chaud regard, il me dit soudain : « Je voudrais aujourd’hui te parler de moi, de ma propre jeunesse », je me dressai devant lui tellement effrayé, la main suppliante, en manière de refus, qu’il leva sur moi des yeux étonnés, « Pas aujourd’hui, balbutiai-je, pas aujourd’hui… excusez-moi ». La pensée qu’il pût se trahir devant un espion dont j’étais obligé de lui taire la présence était pour moi trop affreuse.

Mon maître me regarda d’une façon mal assurée : « Qu’as-tu donc ? » demanda-t-il, un peu mécontent. « Je suis fatigué !… pardonnez-moi… c’est plus fort que moi… je crois – et, ce disant, je me levai, tout tremblant, – je crois qu’il vaut mieux que je m’en aille. » Malgré moi mon regard, passant devant lui, obliqua vers la porte où je supposais que, dissimulée par les panneaux, cette curiosité ennemie et jalouse devait toujours être aux aguets.

Alors, pesamment il se leva lui aussi du fauteuil.