Une ombre vola sur son visage devenu soudain las. « Veux-tu vraiment t’en aller déjà ?… Ce soir, précisément ce soir ? » Il tenait ma main, lourde d’une tension invisible. Mais soudain il la laissa retomber brusquement, comme une pierre : « Dommage, s’écria-t-il d’un air de déception. Je m’étais tant réjoui de parler une fois librement avec toi. Dommage. » Pendant un moment, ce profond soupir se répandit à travers la chambre, comme un noir papillon. J’étais plein de honte, plein de perplexité et d’une crainte inexplicable ; je me retirai d’un pas mal assuré et je fermai doucement la porte derrière moi.

En tâtonnant et avec peine, je parvins dans ma chambre et je me jetai sur le lit ; mais je ne pus pas dormir. Jamais je n’avais senti aussi fortement que mon logement aux murs minces était suspendu au-dessus du leur et qu’il n’en était séparé que par une charpente sombre et mystérieuse. Et maintenant avec mes sens exacerbés, je sentais magiquement qu’ils veillaient tous deux au-dessous de moi ; je les voyais sans les voir ; j’entendais sans entendre, comment lui, à présent, au-dessous de moi dans sa chambre, allait et venait avec agitation, tandis qu’elle était assise muette en quelque autre endroit ou qu’elle rôdait aux aguets, comme un esprit. Mais je savais que ses deux yeux étaient ouverts et son attitude d’espionne me pénétrait d’horreur : en proie à un cauchemar, je sentis soudain toute la lourde et silencieuse maison peser sur moi avec ses ombres et sa noirceur.

Je rejetai ma couverture. Mes mains brûlaient. Qu’avais-je fait ? J’avais été tout près du secret, je sentais déjà contre ma figure sa chaude haleine, et maintenant il s’était de nouveau éloigné ; mais son ombre, son ombre muette, opaque, rôdait encore en grondant ; je la flairais dans la maison comme un danger, rampant comme une chatte sur ses pattes souples, toujours là, avançant et reculant, bondissante, toujours vous frôlant et vous troublant par le contact électrique de sa peau, chaude et pourtant semblable à un spectre. Et toujours je sentais dans la nuit le regard enveloppant de mon maître, doux comme sa main tendue, et aussi l’autre regard incisif, menaçant et effrayé, celui de sa femme. Qu’avais-je à faire dans leur secret ? Pourquoi tous deux me plaçaient-ils, les yeux bandés, au milieu de leur passion ? Pourquoi me mêlaient-ils à leur conflit insaisissable, et pourquoi chacun d’eux déposait-il dans mon cerveau son ardent faisceau de colère et de haine ?

Mon front était toujours brûlant. Je me levai et j’ouvris la fenêtre. Au dehors la ville était couchée, paisible sous le ciel d’été ; il y avait des fenêtres où brillait encore la lueur des lampes ; mais ceux qui étaient assis là étaient unis par une paisible conversation, ou bien un livre ou une musique familière leur réchauffait le cœur. Et là où derrière les blancs châssis des fenêtres, régnait déjà l’obscurité, à coup sûr respirait un sommeil calme. Au-dessus de tous ces toits tranquilles planait, comme la lune dans ses vapeurs d’argent, un doux repos, un silence fait de pureté et rempli de clémence, et les onze coups de l’horloge tombaient sans rudesse dans l’oreille rêveuse ou par hasard écouteuse de tout ce monde. Moi seul, ici dans cette maison, je sentais qu’on veillait encore autour de moi et que j’étais assiégé par des pensées étrangères et méchantes. Fiévreusement quelque chose s’efforçait en moi de comprendre ces bruits confus.

Soudain, je reculai effrayé. N’étaient-ce point des pas dans l’escalier ? Je me redressai pour mieux écouter. Et, effectivement, il y avait là quelqu’un qui montait en tâtonnant, comme un aveugle, les degrés de l’escalier, d’un pas prudent, hésitant et mal assuré : je connaissais ce gémissement et ce bruit sourd du bois sous les pieds ; ce pas-là ne pouvait se diriger que vers moi, uniquement vers moi, car personne n’habitait ici, sous le toit, sauf la vieille femme sourde qui dormait depuis longtemps et qui du reste ne recevait jamais personne. Était-ce mon maître ? Non, ce n’était pas son allure hâtive et saccadée ; ce pas-là hésitait et traînait lâchement (comme à l’instant même) sur chaque degré : un intrus, un criminel pouvait s’approcher ainsi, mais non un ami. J’écoutais avec une telle tension que mes oreilles bourdonnaient. Et brusquement, quelque chose de glacial monta le long de mes jambes nues.

Voici que la serrure grinça légèrement : il devait déjà être contre la porte, cet hôte inquiétant. Un mince courant d’air sur mes orteils m’indiqua que la porte extérieure était ouverte ; mais lui seul, mon maître, en avait la clef. Cependant, si c’était lui, pourquoi tant d’hésitation, tant de bizarrerie ? Était-il soucieux, voulait-il voir comment je me trouvais ? Et pourquoi cet hôte inquiétant hésitait-il maintenant, dehors dans l’entrée, car ce pas furtif et rampant s’était soudain figé ? Et moi-même j’étais également figé d’horreur. Il me semblait que j’allais crier, mais quelque chose de pâteux me collait au gosier. Je voulus ouvrir, mes pieds restèrent immobiles, comme cloués au sol. Seule une mince cloison était maintenant encore entre nous deux, entre cet hôte inquiétant et moi, mais ni moi ni lui, nous ne faisions un pas l’un vers l’autre.

Alors la cloche de l’horloge sonna : un seul coup, onze heures un quart. Mais cela mit fin à mon engourdissement.