Mon impatience m’avait fait arriver un des premiers dans la salle où mon maître (car c’est ainsi que je l’appellerai désormais) devait faire son cours sur la phonétique anglaise. Son entrée suffit à me faire peur : était-ce donc là le même homme qu’hier, ou bien étaient-ce seulement mon esprit excité et mon souvenir qui avaient fait de lui un Coriolan enflammé, qui sur le Forum brandissait la parole comme la foudre, intrépide et héroïque, subjuguant et domptant toute résistance ? Celui qui entrait ici d’un pas menu et traînant était un vieil homme fatigué. Comme si un vernis pâle et lumineux eût quitté son visage, je remarquai maintenant, assis au premier rang, que ses traits ternes et presque maladifs étaient sillonnés de rides profondes et de larges crevasses ; des ombres bleues creusaient comme des rigoles dans le gris flasque des joues. Tandis qu’il lisait, des paupières trop lourdes voilaient ses yeux ; et la bouche aux lèvres décolorées et trop minces ne donnait à la parole aucune sonorité : où était son allégresse, cet enthousiasme qui s’exaltait de sa propre jubilation ? Même la voix me semblait étrangère ; comme désenchantée par cet exposé de grammaire, elle allait avec raideur, d’un pas monotone et fatigant, à travers un sable qui faisait entendre un crissement sec.
Je fus pris d’inquiétude. Ce n’était, certes, pas là l’homme que j’attendais avec impatience depuis le point du jour ; et qu’était devenu son visage, qui brillait hier sur moi comme un astre ? Ici un professeur usé déroulait froidement son cours ! J’écoutais avec une anxiété toujours nouvelle l’accent de sa parole, pour voir si malgré tout le ton d’hier ne reparaîtrait pas, cette vibration chaude qui avait étreint mon être comme une main sonore et qui l’avait haussé jusqu’à la passion. Mon regard se posait sur lui toujours plus inquiet, palpant en quelque sorte, plein de déception, ce visage devenu étranger : indéniablement la figure était la même, mais elle semblait vidée, dépouillée de toutes forces créatrices, lasse et vieillie, comme le masque parcheminé d’un vieil homme. Mais une pareille chose était-elle possible ? Pouvait-on être si jeune à une certaine heure et, l’heure d’après, si vieux ? Y avait-il des bouillonnements de l’esprit qui soudain transforment le visage aussi bien que la parole et qui vous rajeunissent de dizaines d’années ?
La question me tourmentait. Je sentais brûler en moi comme une soif de mieux connaître cet homme au double aspect. Et obéissant à une inspiration subite, à peine eut-il quitté sa chaire, en passant devant nous sans nous regarder, que je courus à la bibliothèque et demandai ses publications. Peut-être qu’aujourd’hui il était tout simplement fatigué et que son élan avait été étouffé par une indisposition physique : mais ici, dans la forme du livre fixée pour durer, je trouverais forcément le moyen de pénétrer et de comprendre sa personnalité qui m’intriguait si fortement. Le garçon m’apporta les livres : je fus surpris de leur petit nombre. En vingt ans, cet homme déjà vieillissant n’avait donc publié que cette mince série de brochures détachées, d’introductions, de préfaces, une thèse sur l’authenticité du Périclès de Shakespeare, un parallèle entre Hölderlin et Shelley (cela, il est vrai, à une époque où aucun des deux n’était considéré par son peuple comme un génie) et sinon, rien que de la pacotille philologique. À vrai dire, tous ces écrits annonçaient comme en préparation un ouvrage en deux volumes intitulé « Le Théâtre du Globe, son histoire, sa description, ses auteurs ». Mais bien que cette annonce remontât déjà à vingt ans, le bibliothécaire me confirma, sur la demande que je lui en fis expressément, que l’ouvrage n’avait jamais paru. Un peu craintif et n’ayant plus déjà qu’un faible courage, je feuilletai ces brochures dans l’ardent espoir d’y entendre de nouveau la voix enivrante et son rythme impétueux. Mais ces écrits marchaient d’un pas de constante gravité ; nulle part n’y frémissait le rythme à la chaude cadence, bondissant au-dessus de lui-même comme la vague au-dessus de la vague, le rythme de ce discours enivrant. Quel dommage, soupira quelque chose en moi ; j’avais envie de me donner des coups, tellement je frémissais de colère et de méfiance à l’égard de mon sentiment qui, trop rapide et trop crédule, s’était abandonné à lui. Mais l’après-midi, au séminaire, je le reconnus. Tout d’abord, il ne parla pas lui-même. Cette fois-ci, suivant l’usage des « collèges » anglais, deux douzaines d’étudiants étaient répartis, pour la discussion, en deux camps, parlant pour et contre ; le sujet était encore emprunté à son Shakespeare bien-aimé : il s’agissait de savoir si Troïlus et Cressida (dans son œuvre préférée) devaient être considérés comme des figures de parodie, et l’œuvre elle-même comme une comédie satirique ou comme une tragédie masquée par l’ironie. Bientôt, sous l’action de sa main habile, cet entretien simplement intellectuel s’enflamma et se chargea d’une animation électrique. Les arguments bondissaient avec acuité contre des assertions manquant de vigueur ; des interruptions et des exclamations stimulaient vivement l’ardeur et l’impétuosité de la discussion, si bien que ces jeunes gens se manifestaient mutuellement presque de l’hostilité. C’est alors seulement, lorsque les étincelles se mirent à crépiter, que le professeur intervint brusquement, calma la confrontation devenue trop violente, en ramenant avec adresse la discussion à son objet, mais en même temps pour lui imprimer, par une impulsion secrète, un puissant élan spirituel s’élevant jusqu’à l’infini ; et ainsi il fut subitement au centre de ce jeu de flammes dialectiques, lui-même plein d’une allègre excitation, aiguillonnant et modérant à la fois ce combat de coqs entre les opinions, maître de cette vague déferlante d’enthousiasme juvénile et lui-même emporté par elle. Appuyé à la table, les bras croisés sur la poitrine, il regardait l’un, puis l’autre, souriant à celui ci, encourageant celui-là discrètement à la riposte, et son œil brillait du même feu que la veille : je sentais qu’il était obligé de se maîtriser pour ne point leur ôter à tous, d’un seul coup, la parole de la bouche. Mais il se contenait avec violence ; je le voyais à ses mains, qui pressaient toujours plus fortement sa poitrine comme les douves d’un tonneau ; je le devinais à ses commissures frémissantes, qui retenaient avec peine le mot déjà palpitant. Et subitement, ce fut plus fort que lui ; il se jeta avec ivresse dans la discussion, à la façon d’un plongeur ; d’un geste énergique de sa main brandie, il coupa en deux le tumulte, comme fait la baguette d’un chef d’orchestre : aussitôt tous se turent, alors il résuma les arguments, à sa manière harmonieuse. Et, tandis qu’il parlait, resurgissait son visage de la veille ; les rides disparaissaient derrière le jeu flottant des nerfs, son cou et sa silhouette se tendaient en un geste hardi et dominateur et, abandonnant sa posture courbée de guetteur, il s’élança dans le discours, comme dans un flot torrentiel. L’improvisation l’emporta : et je commençai à comprendre que, d’un tempérament froid lorsqu’il était seul, il était privé, dans un cours théorique ou dans la solitude de son cabinet, de cette matière enflammée qui, ici, dans notre groupe compact, fasciné et retenant son souffle, faisait exploser une barrière intérieure ; il avait besoin (oh, que je le sentais !) de notre enthousiasme pour en avoir lui-même, de notre intérêt pour ses effusions intellectuelles, de notre jeunesse pour ses élans de jeunesse. Comme un joueur de cymbalum se grise du rythme toujours plus sauvage de ses mains frénétiques, son discours devenait toujours plus puissant, plus enflammé, plus coloré et plus ardent ; et plus notre silence était profond (malgré soi on percevait dans l’espace les respirations contenues), plus son exposé s’envolait, plus il était captivant et plus il s’élançait comme un hymne. En ces minutes-là tous nous lui appartenions, à lui seul, entièrement possédés par cette exaltation.
Et de nouveau, lorsqu’il termina soudain, en évoquant un passage du discours de Gœthe sur Shakespeare, notre excitation retomba tout d’un coup.
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