Et de nouveau, comme la veille, il s’appuya épuisé contre la table, le visage blême, mais encore parcouru par les petites vibrations et les frémissements des nerfs, et dans ses yeux luisait étrangement la volupté de l’effusion qui durait encore, comme chez une femme qui vient de s’arracher à une étreinte souveraine. J’avais scrupule à m’entretenir maintenant avec lui, mais par hasard son regard tomba sur moi, et indéniablement il sentit ma gratitude enthousiasmée, car il me sourit d’un air amical et, légèrement tourné vers moi, sa main entourant mon épaule, il me rappela que je devais aller le trouver chez lui, le soir même, comme convenu.
À sept heures précises, je me trouvai donc chez lui. Avec quel tremblement l’adolescent que j’étais, franchit-il ce seuil pour la première fois ! Rien n’est plus passionnée que la vénération d’un jeune homme, rien n’est plus timide, plus féminin que son inquiète pudeur. On me conduisit dans son cabinet de travail ; une pièce à demi obscure où je ne vis d’abord, à travers les vitres des bibliothèques, que les dos bariolés d’une multitude de livres. Au-dessus de la table était accrochée l’École d’Athènes de Raphaël, tableau qu’il aimait particulièrement (comme il me l’expliqua par la suite), parce que toutes les disciplines, tous les courants de pensée y sont symboliquement unis en une synthèse parfaite. Je le voyais pour la première fois : malgré moi, je crus découvrir dans le visage volontaire de Socrate une ressemblance avec le front de mon maître. Plus loin derrière brillait un marbre blanc, une belle réduction du buste du Ganymède de Paris, avec, tout près, le Saint Sébastien d’un vieux maître allemand : beauté tragique qui probablement n’avait pas été placée par hasard à côté d’une beauté voluptueuse. J’attendais, le cœur battant, silencieux comme toutes ces œuvres d’art, nobles et muettes, qui étaient là tout autour ; ces objets exprimaient symboliquement une beauté spirituelle nouvelle pour moi, que je n’avais jamais pressentie et ne comprenais pas encore très nettement, bien que je me sentisse déjà prêt à communier fraternellement avec elle. Mais je n’eus que peu de temps pour contempler tout cela, car celui que j’attendais entrait déjà et se dirigeait vers moi ; de nouveau se posa sur moi ce regard mollement enveloppant et qui brûlait comme d’un feu caché, ce regard qui, à ma propre surprise, dégelait et épanouissait ce qui était le plus secret dans mon être. Je lui parlai aussitôt avec une liberté complète, comme à un ami, et lorsqu’il me questionna sur mes études à Berlin, monta soudain malgré moi à mes lèvres (j’en fus moi-même tout effrayé) le récit de la visite de mon père, et je confirmai à cet étranger le serment secret que j’avais fait de me livrer au travail avec le sérieux le plus absolu. Il me regarda d’un air ému : « Non seulement avec sérieux, mon garçon, dit-il ensuite, mais surtout avec passion. Celui qui n’est pas passionné devient tout au plus un pédagogue ; c’est toujours par l’intérieur qu’il faut aller aux choses, toujours, toujours en partant de la passion. – Sa voix devenait de plus en plus chaude, et la pièce de plus en plus obscure. Il me parla beaucoup de sa propre jeunesse, me raconta comment lui aussi avait follement commencé et comment il ne découvrit que tard sa propre vocation : je n’avais qu’à être courageux et, dans la mesure de ses moyens, il m’aiderait ; je pouvais m’adresser à lui sans crainte, quels que fussent mes désirs et mes questions. Jamais encore, dans toute ma vie, personne ne m’avait parlé avec autant d’intérêt, avec une compréhension aussi profonde. Je tremblais de gratitude et j’étais heureux que l’obscurité cachât mes yeux humides.
J’aurais ainsi pu rester là des heures, sans faire attention au temps, lorsqu’on frappa légèrement. La porte s’ouvrit : une mince silhouette entra, comme une ombre. Il se leva et présenta : « Ma femme. » L’ombre svelte, indistincte, approcha, mit une petite main dans la mienne et dit alors, tournée vers lui : « Le dîner est prêt. – Oui, oui, je le sais », répondit-il hâtivement et (ce fut du moins mon impression) d’un air un peu contrarié. Quelque chose de froid parut soudain être passé dans sa voix et, comme maintenant la lumière électrique flamboyait, il redevint l’homme vieilli de l’austère salle de cours qui, d’un geste las, me congédia.
Je passai les deux semaines qui suivirent dans une fureur passionnée de lire et d’apprendre. Je sortais à peine de ma chambre ; pour ne pas perdre de temps, je prenais mes repas debout ; j’étudiais sans arrêt, sans récréation, presque sans sommeil. Il en était de moi comme de ce prince du conte oriental qui, brisant l’un après l’autre les sceaux posés sur les portes de chambres fermées, trouve dans chacune d’elles des monceaux toujours plus gros de bijoux et de pierres précieuses, et explore avec une avidité toujours plus grande l’enfilade de ces pièces, impatient d’arriver à la dernière. C’est exactement ainsi que je me précipitais d’un livre dans un autre, enivré par chacun, mais jamais rassasié : mon impétuosité était maintenant passée dans le domaine de l’esprit. J’eus alors un premier pressentiment de l’immensité inexplorée de l’univers intellectuel : aussi séduisant pour moi que l’avait été d’abord le monde aventureux des villes ; mais en même temps j’éprouvais la crainte puérile d’être impuissant à prendre possession de cet univers ; aussi j’économisais sur mon sommeil, mes plaisirs, mes conversations, sur toutes formes de distraction, uniquement pour mieux profiter du temps dont, pour la première fois, je comprenais tout le prix. Mais ce qui enflammait de telle sorte mon zèle, c’était surtout l’amour-propre, pour ne pas déchoir devant mon maître, ne pas décevoir sa confiance, pour obtenir de lui un sourire d’approbation et l’attacher à moi comme j’étais attaché à lui. La moindre occasion me servait d’épreuve ; sans cesse je stimulais mes facultés (mal dégrossies encore, mais devenues remarquablement actives) – pour lui en imposer, le surprendre : si dans son cours il nommait un auteur dont l’œuvre m’était étrangère, l’après-midi je me mettais en chasse, afin de pouvoir le lendemain étaler avec vanité mes connaissances au fil de la discussion. Un désir exprimé par lui tout à fait en passant et à peine aperçu par les autres devenait pour moi un ordre : ainsi il suffit d’une observation faite négligemment au sujet du sempiternel tabagisme des étudiants, et aussitôt, je jetai ma cigarette allumée et je renonçai tout à coup, pour toujours, à l’habitude ainsi censurée. Comme la parole d’un évangéliste, la sienne était pour moi, à la fois, loi et faveur ; sans cesse aux aguets, mon attention toujours tendue saisissait avidement chacune de ses remarques, jusqu’aux plus anodines. Je faisais mon bien, comme un avare, de chacune de ses paroles et de chacun de ses gestes, et dans ma chambre je palpais avec tous mes sens et je gardais passionnément ce butin ; autant je ne voyais en lui que le guide, autant mon ambition intolérante ne voyait dans tous mes camarades que des ennemis, – ma volonté jalouse se jurant chaque jour à nouveau de les surpasser et de les vaincre.
Sentait-il lui-même tout ce qu’il était pour moi, ou bien s’était-il mis à aimer cette fougue de mon être… toujours est-il que mon maître me distingua bientôt d’une manière particulière, en me manifestant un intérêt visible. Il conseillait mes lectures, il me poussait, moi, le tout nouveau, d’une manière presque injuste au premier rang des discussions collectives, et souvent il m’autorisait à venir le soir m’entretenir familièrement avec lui.
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