Alors il prenait le plus souvent un des livres posés contre le mur et, de cette voix sonore qui dans l’animation devenait toujours plus claire et plus haute d’un ton, il lisait des passages de poèmes ou de tragédies, ou bien il expliquait des problèmes controversés ; dans ces deux premières semaines d’enivrement, j’ai appris plus de choses sur l’essence de l’art que jusqu’alors en dix-neuf ans. Nous étions toujours seuls durant cette heure pour moi trop brève. Vers huit heures, on frappait doucement à la porte : c’était sa femme qui l’appelait pour dîner. Mais elle n’entrait jamais plus dans la pièce, obéissant visiblement à la consigne de ne pas interrompre notre entretien.
Ainsi quinze jours s’étaient écoulés, des jours du début de l’été, remplis à éclater et surchauffés, lorsqu’un matin la force de travail se brisa en moi, comme un ressort trop tendu. Déjà auparavant, mon maître m’avait averti, me disant de ne pas pousser à l’excès l’application, de prendre de temps en temps un jour de repos et d’aller à la campagne ; voici que brusquement cette prédiction s’accomplissait : je me réveillai apathique après un sommeil trouble ; les lettres dansaient devant moi comme des têtes d’épingles, dès que j’essayais de lire. Fidèle comme un esclave, même à la moindre parole de mon maître, je résolus aussitôt d’obéir et de prendre, au milieu de ces journées assoiffées de culture, un jour de liberté et de récréation. Je m’en fus dès le matin ; je visitai pour la première fois la ville, en partie ancienne ; je grimpai les centaines de marches du clocher, uniquement pour donner du nerf à mon corps, et de la plate-forme, je découvris un petit lac entouré de verdure. En homme du nord, né au bord de la mer, j’aimais passionnément la natation, et précisément ici, en haut du clocher vers lequel les prairies mouchetées brillaient comme un pays d’étangs verts, je fus saisi brusquement d’un désir irrésistible, comme apporté par le vent de mon pays, le désir de me plonger dans le cher élément. Et l’après-midi, à peine déniché l’emplacement de la baignade, quand j’eus nagé quelques brasses, mon corps recommença à se sentir bien en train ; les muscles de mes membres reprenaient une souplesse et une élasticité qu’ils n’avaient pas connues depuis des semaines ; le soleil et le vent jouant sur ma peau nue firent renaître en moi, en une demi-heure, le garçon impétueux d’auparavant, qui se colletait sauvagement avec ses camarades et qui risquait sa vie pour une folie ; j’avais tout oublié des livres et de la science, tout entier à m’ébrouer et à m’étirer. Avec ce démon qui m’était particulier, repris par une passion depuis longtemps délaissée, je m’étais dépensé pendant deux heures dans l’élément retrouvé, j’avais, trente fois peut-être, plongé depuis le tremplin, pour me décharger par cet exercice du trop-plein de ma force ; deux fois j’avais traversé le lac et ma fougue n’était pas encore épuisée. M’ébattant et vibrant de tous mes muscles tendus, je cherchais autour de moi quelle épreuve nouvelle je pourrais bien tenter, impatient de faire quelque chose de fort, d’audacieux et de téméraire.
Voici que de l’autre côté, dans le bain des femmes, le tremplin cria, et je sentis se propager en frémissant jusque dans la charpente l’élan d’un saut puissant. En même temps un corps svelte de femme, auquel la courbe du plongeon donnait la forme d’un croissant d’acier, comme un cimeterre, s’élevait puis piquait, la tête en bas. Pendant un moment le plongeon creusa un tourbillon clapotant surmonté d’une écume blanche ; puis la silhouette toute tendue reparut à la surface et se dirigea par des brasses énergiques vers l’île au milieu du lac. « La suivre ! la rattraper ! » – le goût du sport entraîna mes muscles, d’un seul coup. Aussitôt je me jetai à l’eau et, jouant des épaules, je nageai sur ses traces, en accélérant toujours mon allure. Mais, remarquant qu’elle était poursuivie et tout aussi sportive, la nageuse profita avec entrain de son avance, vira adroitement en passant devant l’île, et reprit à toute vitesse le chemin du retour. Reconnaissant vite son intention, je me jetai moi aussi sur la droite, je nageai avec tant de vigueur que ma main en s’allongeant était déjà dans son sillage et il n’y avait plus qu’une coudée entre nous. Soudain, par une ruse hardie, la fugitive plongea brusquement, pour reparaître ensuite, un instant plus tard, juste derrière la ligne du bassin des femmes, m’interdisant de continuer la poursuite. Ruisselante et victorieuse, elle monta l’échelle : pendant un instant elle fut obligée de s’arrêter, une main sur la poitrine, manifestement à bout de souffle ; mais ensuite elle se retourna et lorsqu’elle me vit arrêté à la limite, elle rit vers moi, d’un air de triomphe et les dents brillantes. Je ne pouvais pas très bien distinguer son visage sous le bonnet et contre le vif soleil ; seul son rire éclatait ironique et clair dans la direction du vaincu.
J’étais à la fois contrarié et content : pour la première fois depuis Berlin, j’avais senti sur moi ce regard flatteur d’une femme ; peut-être était-ce là une aventure qui m’attendait ? En trois brasses, je regagnai le bain des hommes ; je jetai prestement mes vêtements sur ma peau encore mouillée, afin de pouvoir être assez tôt à la sortie pour la guetter. Je dus attendre dix minutes ; puis (facile à reconnaître à ses formes minces d’éphèbe) mon orgueilleuse adversaire arriva d’un pas léger et accéléra encore dès qu’elle me vit, dans l’intention évidente de m’ôter la possibilité de l’aborder. Elle avançait avec des muscles aussi agiles que précédemment quand elle nageait ; toutes les articulations obéissaient nerveusement à ce corps mince d’adolescent, peut-être un peu trop mince : je m’essoufflai vraiment à la rattraper sans me faire remarquer, car elle filait comme une flèche pour m’échapper. Enfin j’y réussis ; à un tournant du chemin, je m’avançai habilement en obliquant, je levai de très loin mon chapeau comme font les étudiants et je lui demandai, avant même de l’avoir regardée en face, si je pouvais l’accompagner. Elle jeta de côté un regard moqueur, et sans ralentir le rythme ardent de sa marche, elle me répondit avec une ironie presque provocante : « Pourquoi pas, si je ne vais pas trop vite pour vous ? Je suis très pressée. » Encouragé par ce naturel, je devins plus pressant ; je lui posai une douzaine de questions indiscrètes et pour la plupart sottes, auxquelles elle répondait pourtant de bon cœur et avec une liberté si stupéfiante que j’en fus en réalité plus troublé qu’encouragé dans mes intentions. Car mon code berlinois d’entrée en matière prévoyait plutôt la résistance et la raillerie qu’un entretien aussi franc, mené au pas de course : ainsi j’eus pour la seconde fois le sentiment de m’être attaqué très maladroitement à une adversaire trop forte.
Mais encore ce ne fut pas là le pire. Car lorsque, redoublant de curiosité, je lui demandai avec insistance où elle habitait, deux yeux couleur noisette, pleins de fierté, se tournèrent vers moi et étincelèrent, tandis qu’elle ne retenait plus son rire : « Dans votre voisinage le plus immédiat. » Stupéfait, je la regardai fixement. Ses yeux se tournèrent encore une fois de mon côté pour voir si la flèche du Parthe avait touché, et véritablement elle m’était entrée dans la gorge. C’en fut aussitôt fini de cette insolence que j’avais pratiquée à Berlin ; je balbutiai d’une voix mal assurée et presque humblement en lui demandant si ma compagnie ne la gênait pas. « Nullement, fit-elle en souriant de nouveau ; nous n’avons plus que deux rues et nous pouvons bien les parcourir ensemble. » À ce moment-là, mon sang bourdonna à mes oreilles : c’est à peine si je pouvais avancer. Mais que faire ? La quitter maintenant eût été encore une plus grande offense : il me fallut donc marcher avec elle jusqu’à la maison où j’habitais.
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