La Conscience de Zeno
ITALO SVEVO
La Conscience de Zeno
TRADUCTION, INTRODUCTION ET NOTES
DE MARYSE JEULAND-MEYNAUD
LE LIVRE DE POCHE
© Librairie Générale Française pour la traduction,
l’introduction et les notes
ISBN : 978-2-253-93308-3 – 1re publication – LGF
Introduction
Un écrivain singulier
Au début de ce siècle, l’Occident allait être redevable à Ettore Schmitz, industriel en peintures pour coques de navires, d’un des plus grands romans de l’époque. Cet homme effacé, qui mena une vie rangée et voyageuse entre ses usines dispersées en Europe et sa famille résidant à Trieste, était pourtant un écrivain de race. Doué d’un pouvoir d’observation redoutable ainsi que d’une grande intelligence réflexive, il demeurait le porteur impénitent d’une envie refoulée de raconter. Aussi engrangeait-il jour après jour, au long de tentatives créatrices clandestines, dans la fréquentation des hommes, dans les aléas du négoce et des expériences existentielles sans cesse élargies aux dimensions de notre continent auxquelles venaient s’ajouter lectures et efforts d’apprendre pour mieux comprendre, une science de l’écriture et des vues sur le monde dont la conjugaison trouva enfin à se réaliser dans la composition de La Conscience de Zeno (1923).
La Conscience est un roman si monumental, non par son format, mais par sa substance et ses artifices narratifs, qu’on l’a fréquemment et comme inévitablement mis en parallèle avec les plus grandes œuvres de ces années-là (Joyce, Kafka, Proust), sans parler des affinités qu’on a voulu lui trouver dans ce que la littérature russe présentait de plus grand.
Mais Svevo ne fut personne d’autre que lui-même, rien d’autre que son propre accomplissement au terme d’une trajectoire créatrice qui pour être devenue et restée secrète n’en fut pas moins assidue. D’abord marqué par l’épreuve de deux déceptions humiliantes, ce parcours caché fut ensuite jalonné par des essais plus ou moins réussis (nombre de pièces et de nouvelles composées alors demeurèrent inachevées), signes d’une recherche solitaire poursuivie avec un acharnement nostalgique derrière le paravent officiel du renoncement à toute activité littéraire.
Bien sûr, Svevo était un citoyen de cette Mitteleuropa qui s’ordonnait alors autour du grand pôle d’attraction que fut, jusqu’à la Première Guerre mondiale, la ville de Vienne, capitale d’un empire bigarré, devenu dès la fin du siècle dernier un haut lieu de recherches culturelles florissantes, le creuset effervescent de créations hardies qui s’exprimaient dans le domaine de l’art, du spectacle et des lettres comme dans celui des sciences. Mais qu’en voyait et qu’en recevait l’écrivain ? Svevo n’avait jamais vécu à Vienne, et Trieste où il avait grandi et passé une partie de sa vie se trouvait à la périphérie de l’Empire. Il n’est pas certain que la diversité ethnique de la ville (dont on ne voit à peu près rien dans les trois romans de l’auteur) eût alors atteint le point de fusion souhaitable pour le surgissement de grandes réalisations esthétiques d’ensemble.
Les choix idéologiques de l’écrivain, dans sa jeunesse (on est un peu schopenhauérien et vaguement marxiste car on ne pourrait raisonnablement faire cadrer ces deux philosophies de la vie en affirmant chacune d’elles trop résolument, et d’ailleurs on embrassera sans trop se forcer le credo darwinien qui n’aurait pu faire réellement plaisir ni au penseur du Monde comme volonté et comme représentation ni au père fondateur du Capital), ses options patriotiques (on admire beaucoup l’Allemagne dont on a absorbé la culture, mais on partage les aspirations irrédentistes de la minorité italienne), firent que la Trieste de ses vertes années ne lui apporta pas une définition identitaire univoque, pas plus d’ailleurs qu’aux jeunes de sa génération et de celle qui suivit. Ce n’est pas par hasard qu’il signera ses œuvres du pseudonyme d’Italo Svevo, d’italien Souabe, comme pour réaliser une union inédite.
Il naît, certes, dans cette zone mitteleuropéenne de belles promesses qui, sur le versant italien, ont nom Michelstaedter (Gorizia), Stuparich, Slataper, mais, outre qu’elles tournent court précocement, elles ne constituent pas un milieu intellectuel comparable à celui de Vienne. A l’époque, et pendant le demi-siècle qui a précédé la guerre, la grande culture italienne a pour représentants Pascoli, Carducci, D’Annunzio, Verga, Pirandello, Tozzi, Croce et quelques autres disséminés tout au long de la Botte. Pour l’essentiel, Trieste demeure un bazar, un caravansérail portuaire, une ville-dépôt pour négoce import-export, où la Bourse et les compagnies d’assurances alimentent les deux mamelles de l’activité et de la prospérité de la cité dont Slataper, l’un de ses fils les plus illustres, a défini justement « l’âme mercantile ». Si nous voulions pratiquer un déterminisme sur le modèle de Taine, il nous faudrait bien admettre que Svevo dut son agilité mentale et son rationalisme foncier davantage aux chromosomes marchands de son patrimoine génétique qu’à l’environnement culturel offert en ce temps-là par sa ville natale. Faut-il rappeler que c’est dans une cité de commerçants et de banquiers, la Florence des XV“-XVIe siècles, que s’enracina le positivisme de Machiavel ? Les mêmes propos vaudraient pour Erasme de Rotterdam. Vue sous cet angle, Trieste peut alors être considérée comme le lieu prédestiné qui a stimulé la créativité de Svevo, même si son inspiration tient à des facteurs variés.
En fait de grands intellectuels, Svevo n’en a fréquenté qu’un dans sa vie, directement, à Trieste, et c’est un homme venu d’ailleurs : l’irlandais James Joyce. Le seul qui, toujours à Trieste, ait promptement deviné les virtualités exceptionnelles de l’homme à qui il avait pour tâche d’enseigner l’anglais. Et il est si vrai que Svevo n’attendait plus rien de sa ville, après l’échec cuisant de ses deux premiers romans (Una vita – 1892 et Senilità – 1898) qui avaient sombré dans l’indifférence, que, ayant renoncé officiellement à la création littéraire, il cacha soigneusement à ce milieu d’affaires dans lequel il s’était résigné à entrer son goût secret pour l’écriture. Il écrivait encore et nul ne le savait, nul n’était là pour l’encourager à poursuivre, hormis Joyce. Mais une œuvre qui se cherche obstinément dans l’ombre, loin des acclamations ou des critiques des cénacles assermentés, ne peut ressembler à aucune autre. Portée par l’énergie vivace d’être, en dépit de tout et contre tous, elle s’élabore souterrainement de sa propre sève, elle fait son miel au jour le jour de ce que la vie lui enseigne et elle se protège ainsi de toute contamination et de toute déviation.
Svevo lisait beaucoup, objectera-t-on. C’est vrai. Durant ses années de jeunesse et de disponibilité, il avait dévoré les classiques et les modernes des cultures qui lui étaient accessibles, par intérêt personnel et sans doute aussi dans l’intention de voir comment procédaient pour créer les grands écrivains. Les métiers se volent avec les yeux, dit-on. C’est exact aussi pour l’art de raconter. En réalité, si nous sommes en mesure de citer quelques-uns des noms phares qui ont retenu l’attention du romancier, nous n’avons pas réussi jusqu’ici à inventorier, comme pour d’autres auteurs, le contenu précis de sa bibliothèque idéale. Sur ce point, sa correspondance n’est pas d’un grand secours.
On s’est peut-être un peu exagéré l’apport livresque dans l’œuvre de Svevo. Au moins aussi importants ont été certainement les matériaux scientifiques qui ont concouru à la formation de sa pensée, surtout en ce qui concerne La Conscience. Svevo avait le goût du savoir. Les chercheurs nous ont appris que se tenait toutes les semaines chez lui à Trieste une sorte de petit salon scientifique où l’on commentait les dernières découvertes. Il n’est pas défendu d’imaginer que l’écrivain retenait de ces discussions tout ce qui pouvait lui expliquer l’homme, tout ce qui enrichissait et remettait en question sa connaissance du monde et des êtres avec lesquels il était destiné à cohabiter. On relèvera dans le roman de nombreuses traces de ce scientisme, déployé à des fins qui seront examinées plus loin. Elles vont de Malthus à Lamarck et Darwin, de Goethe à Nietzsche, d’Einstein à Delaunay, de Ruhmkorff à Liebig, etc., sans parler de Cobden et de l’école du libre-échange.
La direction professionnelle dans laquelle Svevo engagea son existence lui créa également des obligations pratiques, voire terre à terre. Ne mettait-il pas lui-même la main à la pâte pour faire marcher ses chaudières de peinture quand la main-d’œuvre lui semblait manquer de la compétence nécessaire ? Son activité d’exportateur de produits finis le conduisit à renforcer un pragmatisme inné.
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