Je vois aussitôt un bébé emmailloté, mais pourquoi faudrait-il que ce soit moi ? Il ne me ressemble pas du tout et je crois bien que c’est celui que ma belle-sœur a mis au monde voici quelques semaines et qu’on nous a présenté comme un prodige parce qu’il a de toutes petites mains et de très grands yeux. Pauvre bébé ! Tu n’as rien à voir avec le souvenir de mon enfance ! Je ne trouve même pas le moyen de t’avertir, alors que tu vis en ce moment la tienne, de l’importance de te la rappeler pour le bien de ton intelligence et de ta santé. Quand sonnera-t-elle pour toi l’heure de savoir qu’il serait bon de conserver le souvenir de ta vie, y compris cette grande portion de ton existence qui te rebutera ? En attendant, tu explores inconscient ton petit organisme à la recherche du plaisir et des découvertes délicieuses qui t’achemineront vers la douleur et la maladie en direction desquelles tu seras poussé par ceux-là mêmes qui ne le voudraient pas. Qu’y faire ? Il est impossible de protéger ton berceau. Dans ton sein – enfançon ! – se réalise une combinaison mystérieuse. Chaque minute qui passe y verse un réactif. Tu as toutes les chances d’être malade car toutes les minutes que tu vis ne peuvent être pures. Et puis – enfançon ! – tu es le consanguin de personnes que je connais. Même si les minutes qui passent pour toi en ce moment sont pures, elles ne furent pas telles au cours de tous les siècles qui te préparèrent. 

Me voici bien loin des images qui annoncent le sommeil. J’essaierai encore demain.

III 
LA CIGARETTE

Le docteur à qui j’en ai parlé m’a dit de commencer mon travail par une analyse chronologique de mon penchant à fumer.

— Ecrivez ! Ecrivez ! Vous constaterez à quel point vous réussirez à vous voir en entier. 

Je crois bien que sur la cigarette je peux écrire ici à mon bureau sans aller rêver sur mon fauteuil. Je ne sais par où commencer et j’invoque le secours des cigarettes toutes si pareilles à celle que je tiens entre les doigts.

Aujourd’hui je découvre aussitôt quelque chose dont je ne me souvenais plus. Les premières cigarettes que j’ai fumées ne se trouvent plus dans le commerce. Vers 1870 on en trouvait en Autriche, vendues dans de petites boîtes en carton marquées du sceau de l’aigle à deux têtes1. Et voici qu’autour d’une de ces boîtes se rassemblent aussitôt plusieurs figures chacune avec un trait distinctif suffisant pour m’en souffler le nom mais non pour que je m’émeuve de cette rencontre inopinée. Je tente d’obtenir davantage et je me dirige vers mon fauteuil : les personnages s’estompent et leur place est prise par des bouffons qui rient de moi. Découragé, je retourne à mon bureau.

L’un des personnages, à la voix un peu rauque, était Giuseppe, un jeune garçon de mon âge ; l’autre, mon frère qui avait un an de moins que moi et a disparu il y a bien longtemps. Il semble que Giuseppe recevait beaucoup d’argent de son père et qu’il nous faisait cadeau desdites cigarettes. Mais je suis certain qu’il en donnait davantage à mon frère qu’à moi. Ce qui me mettait dans la nécessité de m’en procurer d’autres. Il advint ainsi que je volai. L’été mon père abandonnait sur une chaise de la salle à manger son gilet dans le gousset duquel se trouvait toujours quelque menue monnaie : je me procurais les dix sous que coûtait la précieuse petite boîte et je fumais l’une après l’autre les dix cigarettes qu’elle contenait pour ne pas conserver longtemps le produit compromettant de mon larcin. 

Tous ces événements enfouis dans ma conscience étaient à portée de ma main. Ils ne resurgissent que maintenant car j’ignorais auparavant l’importance qu’ils pouvaient revêtir. J’ai donc noté l’origine de cette habitude répugnante et (sait-on jamais ?) peut-être en suis-je déjà guéri. C’est pourquoi, histoire de voir, j’allume une dernière cigarette et peut-être, de dégoût, la rejetterai-je aussitôt.

Puis je me rappelle qu’un jour mon père m’a surpris à farfouiller dans son gilet. Et moi, avec une effronterie dont je suis bien loin aujourd’hui et qui maintenant encore me dégoûte (qui sait si un tel dégoût n’a pas une grande importance dans ma cure) je lui ai dit que j’avais éprouvé la curiosité de compter les boutons de son vêtement. Mon père s’est mis à rire de mes dispositions aux mathématiques ou à la couture sans s’apercevoir que j’avais les doigts dans le gousset de son gilet. A mon honneur je peux dire qu’il a suffi de ce rire adressé à mon innocence au moment où celle-ci n’existait plus pour m’empêcher à jamais de voler. C’est-à-dire… que j’ai volé encore, mais sans le savoir. Mon père laissait traîner partout dans la maison des virginies à demi fumés, sur le bord des tables et des armoires. Je croyais même savoir que notre vieille servante Catina les jetait.