J’allais les fumer en cachette. Bien sûr, au moment de m’en emparer, j’étais pris d’un frisson de répulsion à l’idée du malaise que ces cigares allaient déclencher en moi. Et puis je les fumais jusqu’à ce que des sueurs froides couvrent mon front et que des crampes me tordent l’estomac. Il ne sera pas dit que dans mon enfance j’aie pu manquer d’énergie.
Je sais parfaitement comment mon père m’a guéri aussi de cette habitude. Un jour d’été j’étais rentré à la maison d’une excursion avec ma classe, fatigué et trempé de sueur. Ma mère m’avait aidé à me déshabiller et, après m’avoir enveloppé dans un peignoir, elle m’avait couché sur un canapé où elle-même s’assit pour se livrer à quelque ouvrage de couture. J’allais glisser dans le sommeil mais le soleil brillait encore devant mes yeux et je tardais à perdre conscience. La douceur qui à cet âge accompagne le repos après un grand effort a pour moi l’évidence d’une image en soi, aussi visible que si j’étais là près de ce corps chéri qui n’existe plus.
Je me rappelle la fraîcheur de la grande pièce où nous jouions enfants et qui maintenant, par ces temps avares d’espace, est partagée en deux. Dans cette scène mon frère n’apparaît pas, détail qui m’étonne car je pense qu’il avait dû lui aussi prendre part à l’excursion et aurait dû partager mon repos. Il est possible qu’il ait été couché lui aussi à l’autre bout du grand canapé. Je regarde cette place mais elle me semble vide. Je ne vois que moi, la douceur du repos, ma mère, et puis mon père dont j’entends résonner la voix. Il était entré et ne m’avait pas vu car il appela à haute voix :
— Maria !
Maman avec un geste accompagné d’un léger bruit des lèvres lui fit un signe dans ma direction, car elle me croyait plongé dans le sommeil où je nageais pleinement éveillé. J’étais si heureux que mon père eût à se contraindre pour moi que je ne bougeai pas.
Mon père se lamenta à voix basse :
— Je crois que je deviens fou. Je suis presque sûr d’avoir laissé il y a une demi-heure sur ce placard la moitié d’un cigare et voilà que je ne le retrouve plus. Je vais plus mal que d’habitude. Je perds la notion des choses.
Sur le même ton de voix, mais qui trahissait une hilarité contenue seulement par la crainte de me réveiller, ma mère répondit :
— Et pourtant après le repas personne n’est entré dans cette pièce.
Mon père murmura :
— Je le sais bien et c’est pourquoi je crois que je deviens fou !
Il tourna les talons et sortit.
J’entrouvris les yeux et regardai ma mère. Elle s’était remise à son ouvrage et continuait à sourire. Elle ne croyait certainement pas que mon père allait devenir fou puisqu’elle souriait ainsi de ses appréhensions. Ce sourire est resté tellement gravé en moi que je m’en suis souvenu aussitôt en le retrouvant sur les lèvres de ma femme.
Ce n’est pas le manque d’argent qui aurait pu m’empêcher d’assouvir mon vice, mais les interdictions ne firent que l’exacerber.
Je me souviens d’avoir beaucoup fumé, caché dans tous les coins possibles. Comme de fortes nausées s’ensuivirent, je me rappelle un séjour prolongé dans une cave obscure en compagnie de deux autres garçonnets dont je ne revois rien d’autre dans mon souvenir que des vêtements d’enfants : deux paires de culottes courtes qui tiennent debout parce qu’elles ont contenu un corps que le temps a éliminé. Nous avions beaucoup de cigarettes et nous voulions voir qui réussirait à en griller le plus grand nombre dans le minimum de temps. C’est moi qui gagnai, et je dissimulai héroïquement le malaise que cet étrange exercice m’avait causé. Puis nous sortîmes en plein air, au soleil. J’ai dû fermer les yeux pour ne pas avoir un étourdissement, mais je me suis remis et je me suis vanté de ma victoire. L’un des deux gosses a rétorqué alors :
— Je m’en fiche d’avoir perdu car moi je ne fume pas plus que ce qu’il me faut.
Je me rappelle ces mots pleins de santé mais non le visage rond, probablement tout aussi éclatant de santé, qui devait me faire face à ce moment-là.
Mais alors je ne savais pas si j’aimais ou si je haïssais les cigarettes et leur saveur ainsi que l’état dans lequel la nicotine me plongeait. Quand j’ai compris que je haïssais tout cela, ce fut bien pis. Et je l’ai compris aux alentours de mes vingt ans. J’ai souffert alors d’un violent mal de gorge avec une poussée de fièvre. Le docteur me prescrivit le lit et l’abstention absolue de fumer.
1 comment