Je me rappelle ce mot absolue ! Il m’a blessé et la fièvre l’a coloré : un vide immense sans rien pour résister à l’énorme pression qui se produit aussitôt autour d’un vide.
Quand le docteur me quitta, mon père (ma mère était morte depuis de nombreuses années), un gros cigare au bec, resta un moment avec moi pour me tenir compagnie. En me laissant, après avoir passé doucement sa main sur mon front brûlant, il me dit :
— Ne fume pas, hein !
J’ai été pris d’une énorme inquiétude. J’ai pensé : « Puisque ça me fait mal je ne fumerai jamais plus, mais auparavant je veux le faire pour la dernière fois. » J’ai allumé une cigarette et je me suis senti délivré de l’inquiétude bien que ma fièvre ait peut-être augmenté et qu’à chaque bouffée j’aie ressenti une brûlure aux amygdales comme si un tison ardent les touchait. J’ai achevé ma cigarette avec le soin qu’on met à accomplir un vœu. Et, souffrant toujours horriblement, j’en ai fumé beaucoup d’autres durant ma maladie. Mon père allait et venait, un cigare collé aux lèvres, en me disant :
— C’est bien ! Encore deux ou trois jours sans cigarettes et te voilà sur pied !
Il suffisait de cette phrase pour me faire désirer qu’il s’en allât au plus vite afin de me permettre de courir à ma cigarette. Je faisais semblant de dormir pour l’inciter à s’éloigner plus tôt.
Cette maladie fut cause du second de mes problèmes : les efforts pour me débarrasser du premier. Mes journées finirent par être remplies de cigarettes et de résolutions de ne plus fumer et, pour tout avouer sans délai, il arrive de temps à autre qu’elles en soient toujours aussi pleines. La sarabande des dernières cigarettes qui s’est formée quand j’avais vingt ans continue à tournoyer. Moins radicales sont mes résolutions, et ma faiblesse trouve dans mon esprit de vieil homme une indulgence accrue. Quand on est âgé on sourit de la vie et de tout ce qu’elle contient. Je peux dire que depuis quelque temps je fume beaucoup de cigarettes… qui ne sont pas les dernières.
Sur le frontispice d’un dictionnaire, je trouve une annotation de ma main tracée d’une écriture moulée et ornée de fioritures :
« Aujourd’hui 2 février 1886, je passe de l’étude du droit à celle de la chimie. Dernière cigarette ! »
C’était une dernière cigarette très importante. Je me rappelle tous les espoirs qui l’accompagnèrent. Je m’étais enquiquiné sur le droit canon qui me paraissait bien éloigné de la vie et je courais à la science comme à la vie même bien qu’emprisonnée dans un matras. Cette dernière cigarette voulait justement exprimer mon désir d’activité (même manuelle) ainsi que de sérénité, de sobriété et de fermeté de pensée.
Pour échapper à la chaîne des combinaisons du carbone auxquelles je ne croyais pas, je revins au droit. Hélas ! Ce fut une erreur, marquée également par une dernière cigarette dont je retrouve la date annotée dans un livre. Elle eut aussi son importance et je me résignai à revenir aux subtilités du mien du tien et du sien avec de meilleures résolutions, brisant finalement les chaînes du carbone. J’avais montré mon inaptitude pour la chimie, due aussi à mon manque d’adresse manuelle. Comment aurais-je pu être adroit alors que je continuais à fumer comme un sapeur ?
Maintenant que me voici là en train de m’analyser, un doute me vient : n’ai-je pas autant aimé la cigarette que pour mieux rejeter sur elle la faute de mon incapacité ? Qui sait si en cessant de fumer je serais devenu cet homme idéal et fort que je voulais être ? Ce fut peut-être ce doute qui me lia à mon penchant car c’est une manière commode de vivre que de se croire grand d’une grandeur potentielle. J’avance cette hypothèse pour expliquer ma faiblesse juvénile mais sans ferme conviction. Maintenant que je suis vieux et que personne n’exige rien de moi je vais pareillement de cigarettes en résolutions et de résolutions en cigarettes. Que signifient ces résolutions ? A l’instar de cet hygiéniste devenu vieux évoqué par Goldoni2, voudrais-je mourir en bonne santé après avoir vécu dans la maladie toute ma vie ?
Une fois, du temps où j’étais étudiant, comme je changeais de logis, je dus faire retapisser à mes frais les murs de ma chambre parce que je les avais couverts de dates. Il est probable que j’ai quitté cette chambre parce qu’elle était devenue le cimetière de mes bonnes résolutions et que je ne croyais plus possible d’en prendre d’autres en ce lieu.
Je pense que la cigarette a un goût plus intense quand c’est la dernière. Les autres aussi ont un goût particulier, mais moins prononcé. La dernière acquiert sa saveur du sentiment d’une victoire sur soi et de l’espoir d’un proche avenir de force et de santé. Les autres ont leur importance parce qu’en les allumant on manifeste sa propre liberté et le futur de force et de santé demeure mais il s’éloigne un peu.
Les dates sur les murs de ma chambre étaient inscrites dans les couleurs les plus variées et même à l’huile. La résolution, reformulée avec la foi la plus naïve, trouvait son expression appropriée dans la force de la couleur qui devait faire pâlir la teinte consacrée à la résolution précédente. Certaines dates étaient choisies par moi pour la concordance de leurs chiffres. Je me rappelle une date du siècle dernier qui me parut devoir sceller à jamais le cercueil dans lequel je voulais enterrer mon vice : « Neuvième jour du neuvième mois de 1899 ».
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