Je l’ai fait asseoir en face de moi. Parole, elle me répugnait avec son air de vieille et ses yeux de jeune femme, furtifs comme ceux de toutes les bêtes craintives. Je m’apitoyais sur mon sort d’avoir à supporter pareille compagnie ! Il est vrai que même quand je suis libre je ne sais pas choisir la société des gens qui me conviennent le mieux, parce que d’habitude ce sont eux qui me choisissent, comme l’a fait mon épouse.
J’ai prié Giovanna de me distraire et comme elle m’a déclaré qu’elle ne connaissait rien qui pût m’intéresser, je l’ai priée de me parler de sa famille, ajoutant que dans la vie presque tout le monde en avait au moins une.
Alors elle a cédé et a commencé à me raconter qu’elle avait dû mettre ses deux petites filles à l’Hospice des Pauvres.
Je commençais à écouter son récit avec plaisir, car ces dix-huit mois de grossesse menés tambour battant me faisaient rire. Mais elle avait un caractère trop batailleur et je n’ai pu la suivre quand elle a voulu me démontrer pour commencer qu’avec son salaire de misère elle ne pouvait faire autrement et que le docteur avait eu tort de lui dire quelques jours auparavant que deux couronnes6 par jour lui suffisaient depuis que l’Hospice assurait l’entretien de toute sa famille. Elle vociférait :
— Et tout le reste ? Même nourries et vêtues, on ne leur donne pas tout ce dont elles ont besoin !
— Et la voilà partie à m’énumérer une ribambelle d’objets qu'elle devait acheter à ses filles et dont je ne me souviens plus car pour protéger mon tympan de sa voix suraiguë je faisais exprès de penser à autre chose. J’en souffrais cependant et j’ai cru avoir droit à un dédommagement :
— Ne pourrais-je avoir une cigarette, une seule ? Je la paierais dix couronnes, mais demain parce que sur moi je n’ai pas un sou.
Ma requête jeta Giovanna dans une épouvante extrême. Elle se mit à hurler ; elle voulait appeler tout de suite l’infirmier et elle se leva pour sortir.
Pour la faire taire, j’ai renoncé immédiatement à mon souhait et, au hasard, histoire de dire quelque chose et de me donner une contenance, je lui ai demandé :
— Mais dans cette prison il doit bien y avoir quelque chose à boire ?
La réponse de Giovanna ne se fit pas attendre et, à mon grand étonnement, sur le ton posé de la conversation, sans hurlements :
— Et comment ! Avant de partir, le docteur m’a confié cette bouteille de cognac. La voici. Elle n’a pas été débouchée. Regardez, elle est intacte.
Je me trouvais dans une situation telle que je ne voyais pour moi d’autre issue que l’ivresse. Voilà à quoi j’étais réduit pour avoir fait confiance à ma femme !
A ce moment-là je considérais que l’habitude de fumer ne méritait pas les efforts auxquels je m’étais laissé convaincre. Il y avait déjà une demi-heure que je ne fumais plus et je n’y pensais pas du tout, dans le souci que me causaient le docteur Muli et ma femme. J’étais donc tout à fait guéri, mais irrémédiablement ridiculisé.
J’ai débouché la bouteille et me suis versé un petit verre du liquide jaune. Giovanna se tenait là, me regardant la bouche ouverte, mais j’ai hésité à lui en offrir.
— Pourrais-je en avoir une autre quand j’aurais vidé cette bouteille ?
Giovanna me rassura, toujours sur le mode le plus aimable de la conversation : – Autant que vous voudrez ! Pour satisfaire vos moindres désirs, la dame qui dirige la cantine accepterait même de se lever en pleine nuit !
L’avarice n’a jamais été mon point faible et Giovanna eut aussitôt son petit verre rempli à ras bord. Elle n’avait pas fini de me dire merci qu’elle l’avait déjà vidé et que ses yeux brillants se tournèrent aussitôt du côté de la bouteille. C’est donc d’elle-même que m’est venue l’idée de l’enivrer. Mais ce ne fut pas si facile que ça !
Je ne saurais répéter exactement ce qu’elle m’a raconté, après avoir ingurgité plusieurs petits verres, dans son plus pur triestin, mais j’ai eu toutefois l’impression de me trouver devant quelqu’un que j’aurais pris plaisir à écouter, n’en eussé-je été détourné par mes propres soucis.
Pour commencer, elle m’a avoué qu’elle appréciait particulièrement cette façon de travailler. Tous les braves gens devraient avoir le droit de passer chaque jour deux ou trois heures dans un fauteuil aussi confortable, devant une bouteille de liqueur fine, de la qualité qui ne fait pas mal.
J’ai essayé de lui donner la réplique. Je lui ai demandé si du vivant de son mari, elle avait pu organiser son travail exactement comme ici.
Elle s’est mise à rire. Quand son mari vivait, elle avait reçu de lui plus de tornioles que de caresses et en comparaison de ce qu’elle avait dû bosser pour lui, tout lui semblait une vie de château même avant que j’arrive à la clinique pour ma cure.
Puis Giovanna a montré de l’inquiétude et elle m’a demandé si je croyais que les morts voyaient ce que faisaient les vivants. J’ai hoché la tête affirmativement. Mais elle a voulu savoir si, quand les morts arrivaient dans l’au-delà, ils apprenaient tout ce qui s’était passé ici-bas du temps où ils étaient encore en vie.
Sa question fut de nature à me distraire pendant un moment. Elle l’avait posée de sa voix la plus douce car, pour ne pas se faire entendre des morts, elle avait encore baissé le ton.
— Ainsi, lui ai-je dit, vous avez trompé votre mari.
Elle m’a prié de ne pas crier et puis elle m’a avoué l’avoir trompé, mais seulement dans les premiers mois de leur mariage. Ensuite elle s’était habituée aux raclées et elle avait aimé son homme.
Pour alimenter la conversation, je lui ai demandé :
— C’est donc l’aînée de vos fillettes qui doit la vie à l’autre ?
Toujours à voix basse, elle a reconnu qu’elle le croyait en s’appuyant sur une certaine ressemblance. Elle avait beaucoup de chagrin d’avoir trompé son mari. A ce qu’elle disait, mais toujours en riant parce que ce sont des choses dont on rit même quand elles font mal. Mais seulement depuis qu’il était mort, parce qu’auparavant, vu qu’il ignorait tout, l’affaire ne pouvait avoir eu de l’importance.
Poussé par une certaine sympathie fraternelle, j’ai essayé d’adoucir sa peine et je lui ai dit que je croyais que les morts savaient tout mais qu’ils se fichaient pas mal de certaines choses.
— Il n’y a que les vivants pour en souffrir ! me suis-je exclamé en frappant du poing sur la table.
J’en ai eu la main contusionnée et rien ne vaut une douleur physique pour faire naître des idées nouvelles. J’ai entrevu la possibilité, alors que je me rongeais les sangs à la pensée que ma femme profitait de ma réclusion pour me tromper, que le docteur se trouvait peut-être encore dans sa clinique, auquel cas je pourrais recouvrer ma tranquillité. J’ai prié Giovanna d’aller voir, en lui disant que je sentais le besoin de dire quelque chose au docteur et en lui promettant comme récompense une bouteille entière. Elle m’a rétorqué qu’elle n’aimait pas boire autant, mais elle m’a immédiatement donné satisfaction et je l’ai entendue, qui se hissait en titubant sur les marches de bois jusqu’au deuxième étage pour sortir de notre geôle.
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