Ici, qui engeigne autrui ne s’engeigne pas soi-même. L’art de mentir nourrit la sociabilité. Zeno est, avant la lettre, un conformiste de type moravien, mais qui jusqu’au bout reste chanceux. Ses quelques échecs, pour cuisants qu’ils soient (avec Carla il sera pris pour une fois au filet des mensonges qu’il a ourdis), ne détruisent pas la bonne conscience qu’il a de soi ni n’ébranlent aucunement la légitimation de son égoïsme comme droit imprescriptible et recette de bonheur, cet égoïsme qui n’en finit plus de s’absoudre grâce à de bonnes résolutions opportunes.
Dans les conflits entre le moi intime et le moi social, entre le vécu et le fantasmé, la bonne résolution intervient comme agent éthique de détente : résolution d’acier de ne plus fumer, résolution d’acier de ne plus tromper sa femme, d’être bon et serviable, qui, jamais tenues mais toujours réaffirmées, ennoblissent le personnage à ses propres yeux, le lavent de ses forfaits et abominations, lui assurant cette santé du corps et de l’esprit après laquelle il court (n’oublions pas que Zeno rédige ces Mémoires pour un docteur et que la volonté de guérir est le présupposé de sa cure tandis que le terme « santé » est un des mots clés du texte), à la lisière de ses maladies imaginaires ou simulées qui lui procurent les alibis indispensables à sa quiétude.
De sorte que la remémoration est à la fois un démaquillant et un fard tonique antidépresseur. Zeno au miroir de sa conscience entrevoit des évidences troubles et inquiétantes qu’il s’empresse de grimer ou de refouler, les abandonnant à l’acuité de son lecteur ou aux plus clairvoyantes de ses victimes. L’axiomatisation constante à laquelle il se livre lui permet de passer du particulier (le sien) au général (tous les hommes) et de se distancier ainsi tranquillement de ses iniquités. Sa propre épouse Augusta (un Auguste de sexe féminin) n’y verra que du bleu. Affectée d’un strabisme prononcé qui s’étend jusqu’à ses facultés critiques, elle vit dans la béate certitude d’avoir épousé le meilleur des hommes. La vérité détruirait la douillette vie conjugale de Zeno. Aussi son mentir sert-il à rendre heureux ceux qui ont pour mission de veiller à son équilibre de vie et à sa santé et qui, dans le cas de trop de lucidité, cesseraient de tisser autour de lui le cocon protecteur dans lequel il se fait dorloter. D’où l’optimisme, ou, pour mieux dire, la prépotence infantile de l’homme qui essaie de plier le monde à ses désirs.
Parfois tendre et compatissant, quand l’intérêt de son moi n’est pas en question, sujet aux intermittences du cœur, Zeno est égoïste jusqu’à la cruauté, vindicatif et haineux. Ce cynique patelin, terrorisé à l’idée de la solitude et de la souffrance, aux antipodes du surhomme de dérivation nietzschéenne, pratique systématiquement l’art d’espérer de la réalité qu’elle comble ses désirs. C’est souvent d’un effet comique irrésistible, si bien qu’on n’a pas manqué de voir en Zeno une sorte de clown auquel la vie inflige parfois des démentis pénibles, mais qui de ses méprises et de ses bévues sait créer un spectacle hilarant. Hautement loufoque est le paradoxe que Zeno, placé par son propre père sous tutelle administrative, va s’occuper de la maison de commerce de son beau-frère Guido, alors qu’il est reconnu unanimement inapte à diriger ses affaires. La catastrophe est évidemment au bout du chemin, après une série de péripéties risibles où Zeno est secondé par l’autre hurluberlu de service qui lui donne la réplique, Guido l’écervelé (du moins tel que le récit de Zeno nous le présente). Dans ce temple du négoce qu’est alors Trieste, la tare la plus rédhibitoire ne pouvait être que l’incapacité de diriger correctement une entreprise commerciale. D’où l’insistance du locuteur à noircir la mémoire de son plus mortel ennemi en le faisant passer pour un fantaisiste et un irresponsable.
Clownesque également est la manière dont le personnage sonnage critique autrui pour des fautes que lui-même, grand coureur de jupons, ne se prive pas de commettre, clownesque l’obstination qu’il apporte à éduquer son semblable, avec un aveuglement jubilatoire et euphorisant pour sa conscience. Pitreries qui constituent en réalité des moyens supplémentaires pour désarmer, conquérir, se rendre acceptable. Bref, un homme comme il en est tant, et dont l’auteur radiographie lucidement les bassesses et l’abjection, parfois rachetées et comme purifiées par de courts élans du cœur complaisamment étalés. Voyez comme je suis bon ! En réalité l’archéologie pratiquée par Svevo éclaire une complexité psychique aussi peu manichéenne que possible. Zeno n’est pas un noir coquin, ou n’est pas entièrement tel, car la place prise dans son cœur par la passion amoureuse vient expliquer et rendre plausible des comportements moralement répréhensibles. Dans ces Mémoires, auxquels une prétendue anamnèse psychanalytique fournit prétexte et démarrage, la femme joue un rôle majeur. Le « cherchez la femme » est ici plus que jamais de mise.
La femme
Le désir mimétique (pour parler comme René Girard) de Zeno ne se focalise pas sur l’obtention de la richesse, puisque le personnage fait déjà partie des nantis, mais sur la possession de la femme. Sa situation face aux trois grands rivaux sexuels que sont, dans le roman, le père, le beau-père (en tant que substitut du père), le mari de la femme aimée et hors d’atteinte (trois compétiteurs exemplaires qu’il réussira à liquider plus ou moins directement et consciemment), lui crée des angoisses et des souffrances qu’il conjure à l’aide des conduites les plus aptes à les rendre indolores. Sa vulnérabilité sentimentale n’en demeure pas moins son talon d’Achille.
Si Zeno est un fameux gaillard, le cœur est son point faible. Une flèche l’atteint qui le blesse durablement, d’autant que la femme convoitée reste inaccessible, d’abord parce qu’elle ne lui rend pas son amour, ensuite parce qu’elle devient sa belle-sœur. Ada est la sœur d’Augusta. Passion d’autant plus dévorante et inextinguible quelle doit demeurer cachée et à jamais insatisfaite, malgré la violence transgressive du désir de Zeno. Zeno est un être de désir et la femme agit sur lui comme révélateur de ses pulsions les plus troubles. Les femmes, devrait-on dire, bien que la belle Ada s’inscrive au centre de cette constellation.
Zeno trouve des accents magiques pour décrire la beauté féminine.
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