Les portraits d’Ada, de Carla, de Carmen, sans parler de ceux d’Alberta et de Teresina, prennent place parmi les plus réussis d’une littérature célébrante qui en compte tant de superbes. Dans Senilità, Svevo avait déjà campé le portrait d’une magnifique créature. Mais on peut considérer son dernier roman, où se lit le récit d’une grande passion amoureuse, comme tout parcouru d’un parfum de jeunes filles en fleur. Les facéties clownesques de Zeno, les dérivatifs et consolations qu’il se cherche (il raffole de l’aventure féminine avec un zeste de fétichisme) ne pallient qu’imparfaitement l’absence de la bien-aimée. Et cet amour, contraint par la force des choses à une existence sinueuse et souterraine, débouche sur une ambivalence ravageuse pour celle qui en est l’objet. Car Zeno, auquel l’inceste ne ferait pas peur, brise Ada en se payant sur la peau du mari. Malheur à qui s’interpose entre ce bon garçon et l’objet de ses convoitises. 

Parallèlement, on peut lire dans La Conscience un art de la conjugalité, un manuel du savoir-aimer à l’usage des épouses légitimes. Mesdames, si vous voulez trouver le bonheur et garder votre époux, soyez comme Augusta la bigle des ménagères accomplies, des femmes soumises, tendres, admiratives, indulgentes et surtout myopes. C’est la félicité assurée pour le couple, la morale de la fable zénonienne étant que les femmes sont faites pour être choisies et non pour choisir. Zeno n’aime guère que la femme se rebiffe et se refuse à lui, surtout lorsqu’il ne trouve pas le moyen de se venger. L’histoire de sa liaison avec Carla a quelque chose d’exemplaire. La belle enfant à laquelle il entendait faire jouer à vie, et sans l’aimer, le rôle de la seconde, échappe grâce à sa droiture rebelle à la condition humiliante dans laquelle son amant voulait la maintenir par commodité personnelle. 

Et les autres

Zeno ne réussirait pas à être pleinement lui-même s’il n’était pris dans la riche combinatoire des personnages qui déterminent son comportement. On va donc découvrir dans La Conscience, comme chez Dickens, une quantité de figures plus ou moins fouillées, selon la durée des rencontres, mais toutes rendues avec le relief et l’évidence de la vie. Zeno est un observateur imparable des physionomies et des gestes. Il rend compte à chaque coup de ce qu’il voit avec une adresse souvent maligne qui emporte l’adhésion. Là encore, lorsque quelque personnage devient la cible de sa raillerie mensongère, comme Guido le beau-frère haï qui lui a soufflé Ada, on finit par pressentir la réalité brouillée sous l’information spécieuse que nous communique le récitant. L’identité de Guido devient l’objet d’un jeu d’occultation-révélation qui fait de la conscience de Zeno le miroir de toutes les distorsions et de tous les redressements. Guido, jeune, beau, intelligent, ardent et imaginatif, artiste consommé (il joue du violon comme un dieu), est médiocrement intéressé par le prosaïsme du négoce, encore que sa malchance et la haine de Zeno pèsent sans doute plus lourd dans sa faillite que son impéritie personnelle. 

On laissera aux lecteurs le plaisir de découvrir Augusta et les autres membres de la famille Malfenti, ainsi que le père de Zeno, la foule des amis et connaissances, celle des médecins et des courtiers si nombreux dans ces pages. On s’étonne que n’aient pas été tirées de cette multitude, qui inclut le protagoniste lui-même, les têtes d’une lignée littéraire, ou quelque prototype de référence, et qu’on ne dise pas encore, « un Zeno », comme on dit « un Harpagon », ou « un Othello ».

Scientisme et humour

La Conscience de Zeno, regardé dans le prolongement des deux premiers romans de l’auteur (dont les mérites ont été aujourd’hui largement reconnus) vous a un petit air sui generis qui tient à la fois à son imprégnation de scientisme et à l’humour, l’un n’allant pas sans l’autre et réciproquement. Svevo est trop fin créateur pour introduire dans la confession de Zeno des considérations scientifiques sans leur faire jouer un rôle prémédité dans l’économie du récit. On a vu le sort fait à la psychanalyse. Le discours du récitant, souvent axiomatique, est ponctué d’une scientificité cocasse, un peu dans la manière de Bouvard et Pécuchet, et dont on ne sait jamais à quel point elle entend passer pour sérieuse ou se donner pour farfelue. Zeno se complaît dans des réflexions médicales ou scientifiques si saugrenues qu’elles ne sauraient être le moins du monde référées à la Science, dont elle sont censées être tirées, par une critique sourcilleuse. Même si elle n’est pas loin de la vérité de sa provenance, l’érudition déployée par le récitant se prête aux nécessités du ton fantaisiste adopté. Elle peut donc difficilement encourir le blâme et supporter le contrôle d’examens pointilleux du fait que le parti pris de plaisanter semble manifeste. N’est-ce pas pour l’homme de lettres qui s’engage sur les brisées des savants la seule manière d’échapper à ses détracteurs et d’éviter l’accusation de pédantisme présomptueux ? C’est ce qu’à l’évidence n’avait pas compris le Dr Weiss de Trieste lorsqu’il se livra à l’éreintement de La Conscience. Mais c’est ce qu’a fort bien saisi, après Flaubert, le narrateur Italo Calvino dont on connaît les jongleries espiègles sur les acquis scientifiques. 

Il ne manque certes pas au livre des considérations assez sérieuses pour engager la responsabilité de l’auteur qui, en quelques cas, se met visiblement à la place de son personnage, mais dans l’ensemble le ton est à la facétie. Il n’est que de voir comment Zeno explique sa boiterie par le blocage des cinquante-quatre muscles de sa jambe malade, la manière dont il commente le rôle avertisseur des nerfs dans la néphrite de son ami Copler ou celle dont il escompte la complicité de Basedow pour amener Ada à de meilleures dispositions envers lui. Science non pas pour rire mais pour faire rire. Dans la majorité des cas, la parole est à la drôlerie et non au didactisme.