Zeno ne s’est-il pas fixé comme programme immuable de vie de rire de toute chose ? Cette résolution, il la tient de bout en bout. C’est même la seule à laquelle il reste fidèle, car elle lui permet d’émousser l’aiguillon de la douleur et de vivre sans se tourner les sangs.
Il y avait dans ce récit tous les ingrédients propres à en faire une intrigue tragique ou, si l’on préfère, mélodramatique : maladies, morts (on compte quatre disparitions en cours de route), amours malheureuses, séduction de l’innocence sans défense, et pour finir la guerre. Il est vrai qu’en quelques circonstances, et lorsqu’il est personnellement atteint, Zeno réussit à pleurer sur soi de vraies larmes, mais le reste du temps ce sont pleurs de crocodile. Il parvient à garder, même pour le deuil, le ton de l’irrévérence moqueuse, voire de la bouffonnerie, et à nous débiter des énormités sur le ton sérieux du pince-sans-rire. Après le récit de sa tentative de désintoxication dans une clinique de Trieste, celui de son mariage, sa rencontre inopinée avec le dispositif militaire de la guerre a quelque chose d’ubuesque. Fabrice à Waterloo fait à côté de lui figure de grand stratège. Zeno refuse de prendre qui et quoi que ce soit au sérieux, excepté son désir qui est ressenti par lui comme étant son essence virile. Alors les blessures infligées à son moi narcissique provoquent en lui des troubles certains.
Il n’est guère possible d’entrer ici dans le détail de l’humour qui confère au récit de Zeno ses traits distinctifs. Sachons que les métaphores empruntées au champ lexical du négoce y tiennent une place inattendue. Le locuteur s’en sert abondamment pour commenter des situations avec lesquelles elles n’ont que faire, accentuant ainsi leur fonction ludique. On verra entre autres la manière dont il compare la superbe Carmen à un industriel qui courrait par le monde pour faire connaître l’excellence de ses produits, ou encore celle dont il évalue les cotations fluctuantes atteintes par la femme au cours d’une même journée en termes de valeurs boursières. Zeno, étant l’homme des intermittences du cœur, a besoin pour moduler le passage d’un état d’âme à son contraire, de recourir à l’ironie, à de subtils faux-semblants, de pratiquer sans vergogne la casuistique la plus retorse et la plus divertissante, tout en mettant à nu les replis de sa psyché labyrinthique.
Si bien qu’en fin de compte sa drôlerie le fait absoudre. Il se rend pareil à ces coupables qui désarment leurs juges par quelque trait d’esprit. La Conscience ruisselle d’esprit et de malice. Zeno, c’est encore le cuisinier Chichibio de Boccace qui, ayant volé son maître, obtient son pardon grâce à une excuse qui ne tient debout qu’en vertu de son astuce pétillante. On ne peut en vouloir longtemps à ceux qui nous égaient. Zeno le bon apôtre finit par mettre les rieurs de son côté.
Style et images
La Conscience a mis longtemps à s’imposer en Italie bien que les appréciations flatteuses ne lui aient pas manqué. Une expression langagière inhabituelle entrait pour beaucoup dans ce rejet. Il faut commencer par dire que la multiplication des apprentissages linguistiques de l’auteur (massivement l’allemand, puis le français, et pour finir l’anglais), son confinement habituel dans le dialecte triestin, n’avaient pas toujours protégé la pureté de son italien. Le roman consacre d’ailleurs de nombreuses réflexions à ce problème capital et à ses retombées sur les choix lexicaux du texte, tout en se maintenant au diapason humoristique des pages.
Acte en soit donné à Svevo, qui a réussi à surmonter ce handicap originel grâce à son génie propre et à l’éloquence incisive de son imagination. Car, après tout, qu’est-ce donc que le style sinon l’imagination visuelle impérieuse de la chose à raconter qui ne convoque que les mots expressément appropriés au dire ? Le style n’est pas affaire, du moins au premier chef, de l’ars dicendi. Il est prioritairement l’art du regarder et du bien voir. Ce qui se perçoit bien s’énonce bellement. Svevo est un narrateur qui pense d’abord par images, ces images dont il dit quelque part dans La Conscience qu’on peut tourner autour d’elles parce qu’elles se donnent à voir sous toutes leurs faces. Il trouve l’originalité de son style dans une perception personnelle, phénoménologique, du réel et de l’abstrait même, comme concrétude, et non dans un répertoire d’exemples éprouvés, ceux de menus enrichis pour palais exigeants, tout en ignorant les ruptures finalement convenues des avant-gardes de son époque. L’image s’impose à son esprit avec une telle évidence qu’elle le libère des tentations rhétoriques, aussi bien passéistes que futuristes, auxquelles succombaient de si nombreux écrivains de sa génération, en Italie et ailleurs. Ce narrateur qui avait appris tant de choses, et jusqu’à l’art de fabriquer de la bonne peinture pour coques de navires de guerre, aurait pu, s’en fût-il donné la peine, et pour être dans le vent, acquérir l’habile maîtrise d’un quelconque de ces divers maniérismes qu’on a eu trop longtemps tendance à prendre pour le fin du fin de la création littéraire. La solitude de Svevo fut en définitive la chance de son art.
Dès ses premiers romans, et bien avant sa rencontre avec Joyce, Svevo avait découvert le pouvoir épiphanique de la parole, du mot qui crée l’événement dans la mesure où il est vecteur d’images. Il y a chez lui une rudesse abrupte d’expression, un refus radical de toute expansion phrastique, une sécheresse de l’énoncé, parfois une torsion de la syntaxe (que la traduction devra nécessairement filtrer), qui paraissent friser la gaucherie, mais la densité figurative de son écriture est telle qu’elle élève fréquemment le texte à la hauteur de la poésie. Pour être négociant, Svevo n’en est pas moins poète à sa manière, pesant la valeur des mots, n’en délivrant que l’essentiel et le fonctionnel, pimentant son texte des grains d’humour nécessaires pour nous faire entendre les harmoniques du ton fondamental. Il nous dit tout avec du presque rien.
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