Et s’il fallait absolument trouver un parrain à son style, c’est vers le Trecento florentin qu’il faudrait nous tourner.
La langue de La Conscience, écrite par un écrivain rodé aux affaires et pour lequel le temps vaut de l’or, est remplie de trouvailles expressives, traversée d’éclairs fulgurants de la poésie de la nature, de l’apparence originale des êtres de toute espèce. L’ascendant exercé à chaque instant par l’image crée la spécificité du discours. C’est par ce biais que l’écrivain aborde au rivage de la grande littérature, quand même l’abstraction se vêt de figurativité. Lorsque Zeno dépose un baiser sur la main de la rétive Ada, celle-ci, médusée, regarde cette main comme pour voir si quelque chose n’y avait pas été inscrit. Plus loin, Guido, fixant l’horizon au-dessus de sa tête, ébauche pour Zeno de grandioses projets d’avenir et celui-ci se tourne dans la même direction pour y découvrir la vision contemplée par son interlocuteur. Lorsque le Dr Coprosich exige de Zeno des explications à propos de son père, ses yeux, redoutables, les cherchent partout.
Les descriptions sont rares et parcimonieuses dans La Conscience, volontairement dégraissées de toute surcharge pondérale, mais superbes dans leur essentialité, tels les brefs et intenses tableaux de la nuit, de la mer, du Carso au printemps. Fréquents sont, au contraire, les dialogues (la vocation première de Svevo a été d’écrire pour le théâtre), en vertu desquels les personnages se créent directement de ce qu’ils disent, avec le maximum d’efficacité. L’auteur les raconte le moins possible. Tout tend à l’économie et à la clarté la plus méthodique et la mieux programmée qui soit, grâce aux anticipations répétées avec lesquelles le récitant lance son projet narratif et balise le déroulement à venir de son exposé. Les plans temporels variés qui donnent à l’œuvre sa perspective mobile s’inscrivent dans une coupe très ferme qui ne laisse jamais prise à la confusion des époques envisagées. Le quadruple statut temporel de Zeno (enfance, jeunesse, maturité, vieillesse) est solidement maîtrisé. Des plus lointaines aux plus proches, les réminiscences sont organisées pour sertir nettement les jeux complexes et déroutants d’une conscience enchevêtrée et dilatoire, et pour faciliter l’interprétation des faits évoqués. Chacun des huit chapitres qui composent le roman est tenu comme un livre comptable où tout est inscrit selon une chronologie qui suit uniment le sens de la flèche du temps. Le bouleversement des plans temporels n’existe que dans l’imagination de ceux qui ont voulu découvrir dans La Conscience le prototype de l’antiroman. Nombreux sont les rappels circonstanciels : « à cette époque », « alors », « à quelques jours de là », « le lendemain », etc.
Tout aussi marqués sont les rapports de causalité, au risque d’entraîner quelque lourdeur lorsqu’ils sont soulignés par des syntagmes explicatifs comme : « c’est pourquoi », « c’est ainsi que », « à savoir », « étant donné que », « je dois dire », « il me faut avouer », « maintenant je sais », « comme je l’ai appris par la suite », « je me rappelle » (syntagme fondamental de cette remémoration), etc. Il n’était pas si facile de mettre une conscience à nu, avec pour seul instrument un « je » narrateur privé du secours de tout commentaire extérieur. On s’est rendu compte aujourd’hui que le récit à la troisième personne permet des exploits psychologiques interdits à la première. Le « je » est obligé de tout dire et de tout faire par lui-même. Aussi les précisions syntaxiques s’articulent-elles nombreuses autour des répliques dialoguées de La Conscience : « dit-il », « m’exclamai-je », « protesta-t-elle ». Nous devons nous rendre compte que le roman est construit sur une gageure : la recherche de la clarté qui guérit et que doit procurer la relation sincère et véridique de l’analysant quand ni la sincérité ni la véridicité n’acceptent d’aller au rendez-vous ou quand elles y viennent en traînant les pieds. Et comme il faut bien qu’il y ait de la clarté quelque part, elle se trouve d’abord dans le procédé d’exposition des faits, minutieusement établis et corrélés, avec leurs tenants et leurs aboutissants, selon une précision de compte rendu. Elle réside ensuite dans la volonté logicienne qui se manifeste dans les connexions signalées ci-dessus.
Svevo demeure dans la tradition rationaliste qui pense que tout peut être cerné et explicité, quitte à faire ressortir l’inexplicable et l’inavouable des conduites humaines, sur le fond de l’absurdité du monde.
On a parlé plus haut de démonstration machiavélienne. Ce « Prince » à Trieste se clôt sur une dernière image, sombre et négative, de l’homme. Au lendemain du premier conflit mondial où l’instinct de mort avait donné sa pleine mesure, Svevo, ce freudien décrié par le Dr Weiss, devance très curieusement, par la médiation de son personnage, les conclusions pessimistes que le Dr Sigmund allait exposer une décennie plus tard au cours des pages de Malaise dans la civilisation. Svevo avait disparu alors depuis quelques années. S’il avait pu la prévoir, il se serait amusé de l’approbation post mortem accordée à sa propre conception de l’homme par le père de la psychanalyse. A la dernière page de son récit, Zeno passe résolument du particulier au général pour se demander s’il n’y aurait pas une essence du mal, comme pathologie rebelle à toute cure, qui pourrait conduire les plus atteints d’entre nous au paroxysme d’une agressivité destructrice, suite à laquelle la planète, et c’est sa dernière image, enfin débarrassée de ses maladies, serait réduite à l’état d’une nébuleuse errant dans les cieux. La farce s’abîme dans l’angoisse tandis que l’ensemble du récit retire sa signification de cette conclusion pessimiste. C’est peut-être grâce à ce finale imprévu du récit que reprend force le moralisme, d’ascendance judéo-chrétienne, de Svevo, tenu jusque-là en échec par le triomphe insolent de l’égotisme zénonien. Nul ne sauvera son épingle du jeu dans ce prévisible cataclysme planétaire si l’homme ne cesse enfin de jouer à cache-cache avec les admonitions de sa conscience, s’il ne renonce à faire l’ange, c’est-à-dire la bête, à l’abri des arguties déployées par notre frère à tous, Zeno de Trieste.
M.J.-M.
Repères biographiques
1861. – Italo Svevo (Ettore Aron Schmitz) naît à Trieste, ville alors autrichienne, de Francesco Schmitz et d’Allegra Moravia, cinquième d’une famille bourgeoise de huit enfants.
1874. – Après de premières études à Trieste, précocement orientées vers l’acquisition de connaissances commerciales, Svevo et ses frères Adolfo et Elio sont envoyés dans un collège de Segnitz (Bavière) pour y perfectionner leur formation commerciale et surtout pour y apprendre l’allemand, langue alors indispensable à la conduite des affaires. Segnitz est aussi pour Svevo le temps des lectures.
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