Seignebos salua.
– On sait cela ? fit-il. Qui ? Vous, monsieur le
maire ? Moi je déclare l'ignorer. Il est vrai que je n'oublie
pas, comme vous semblez l'oublier, que nous n'avons plus, comme
autrefois, deux ou trois types seulement de fusils de chasse.
Avez-vous réfléchi à l'immense variété d'armes françaises,
anglaises, américaines et allemandes qui sont aujourd'hui répandues
partout ? Comment osez-vous, monsieur, vous prononcer si
délibérément ? Ignorez-vous donc, vous, un ancien avoué et un
magistrat municipal, que c'est sur cette grave question que roulera
tout le débat de la cour d'assises ?
Après quoi, décidé à ne plus rien répondre, le médecin reprenait
son bistouri et ses pinces, lorsque tout à coup, au-dehors, des
clameurs éclatèrent, si terribles que M. Séneschal, M. Daubigeon et
Mme de Claudieuse elle-même se précipitèrent vers la porte.
Et ces clameurs, hélas !, n'étaient que trop
justifiées.
La toiture du bâtiment principal venait de s'effondrer,
ensevelissant sous ses décombres embrasés le pauvre tambour qui,
deux heures plus tôt, avait battu la générale, Bolton, et un
pompier, nommé Guillebault, le plus estimé des charpentiers de
Sauveterre, un père de cinq enfants. Le capitaine Parenteau
semblait près de devenir fou, et c'était à qui se dévouerait pour
arracher à la plus horrible des morts ces infortunés, dont on
entendait, par-dessus le fracas de l'incendie, les hurlements
désespérés.
Toutes les tentatives pour les secourir devaient échouer. Un
gendarme et un fermier des environs, qui avaient essayé d'arriver
jusqu'à eux, faillirent rester dans la fournaise et ne furent
retirés qu'au prix d'efforts inouïs, et dans le plus triste état,
le gendarme surtout.
Alors, véritablement, on se rendit compte de l'abominable crime
de l'incendiaire… Alors, en même temps que les colonnes de fumée et
les tourbillons d'étincelles, montèrent vers le ciel des cris de
vengeance :
– À mort, l'incendiaire, à mort !…
C'est à ce moment que la plus légitime des fureurs inspira M.
Séneschal. Il savait, lui, ce qu'est la prudence des campagnes et
combien il est difficile d'arracher à un paysan ce qu'il sait. Se
dressant donc sur un monceau de débris, d'une voix claire et forte
:
– Oui, mes amis, s'écria-t-il, oui, vous avez raison ; à
mort ! Oui, les courageuses victimes du plus lâche des crimes
doivent être vengées… Il faut retrouver l'incendiaire, il le faut
absolument !… Vous le voulez, n'est-ce pas ? Cela dépend
de vous… Il est impossible qu'il ne soit pas parmi vous un homme
qui sache quelque chose… Que celui-là se montre et parle.
Souvenez-vous que le plus léger indice peut guider la justice… Se
taire, mes amis, serait se rendre complice. Réfléchissez,
consultez-vous…
De rapides chuchotements coururent à travers la foule, puis tout
à coup :
– Il y a quelqu'un, dit une voix, qui peut parler.
– Qui ?
– Cocoleu ! Il était là tout au commencement. C'est lui qui
est allé chercher dans leur chambre les filles de la dame de
Claudieuse. Qu'est-il devenu ? Cocoleu !…
Cocoleu !…
Il faut avoir vécu tout au fond des campagnes, en pleins champs,
pour imaginer, pour comprendre l'émotion et la colère de tous ces
braves gens qui se pressaient autour des ruines embrasées du
Valpinson. L'habitant des villes, lui, n'a nul souci du brigand
sinistre qui, pour voler, tue. Il a le gaz, des portes solides, et
la police veille sur son sommeil. Il redoute peu l'incendie : à la
première étincelle, toujours quelque voisin se trouve pour crier «
au feu ! » Les pompes accourent, et l'eau jaillit comme par
enchantement. Le paysan, au contraire, a la conscience des périls
de son isolement. Un simple loquet de bois ferme son huis, et nul
n'est chargé d'assurer la sécurité de ses nuits. Attaqué par un
assassin, ses cris, s'il appelle, ne seront pas entendus. Que le
feu soit mis à sa maison, elle sera en cendres avant l'arrivée des
premiers secours, trop heureux s'il se sauve et s'il réussit à
sauver sa famille des flammes.
Aussi, tous ces campagnards, que venait de remuer la parole de
M. Séneschal, s'employaient fiévreusement à retrouver celui qui,
pensaient-ils, savait quelque chose : Cocoleu.
Tous le connaissaient bien, et de longue date. Il n'en était pas
un seul, parmi eux, qui ne lui eût donné une beurrée ou une
écuellée de soupe, quand il avait faim ; pas un seul qui ne
lui eût abandonné une botte de paille dans le coin d'une écurie,
quand il pleuvait ou qu'il faisait froid et qu'il voulait dormir.
C'est que Cocoleu était de ces infortunés qui traînent à travers la
campagne le poids de quelque terrible difformité physique ou
morale.
Quelque vingt ans plus tôt, un des gros propriétaires de Bréchy,
ayant fait bâtir, avait fait venir d'Angoulême une demi-douzaine de
peintres-décorateurs qui passèrent chez lui presque tout l'été. Un
de ces peintres avait mis à mal une pauvre fille de ferme des
environs, nommée Colette, qu'avaient affolée sa longue blouse
blanche, ses fines moustaches brunes, sa gaieté, ses chansons et
ses propos galants.
Mais les travaux achevés, le séducteur s'était envolé avec ses
camarades, sans plus se soucier de la malheureuse que du dernier
cigare qu'il avait fumé. Elle était enceinte, pourtant.
Lorsqu'elle ne sut plus dissimuler son état, elle fut jetée à la
porte de la maison où elle était employée, et ses parents, qui
avaient bien du mal à se suffire, la repoussèrent impitoyablement.
Dès lors, hébétée de douleur, de honte et de regrets, elle erra de
ferme en ferme, demandant l'aumône, insultée, raillée, brutalisée
même quelquefois.
C'est au coin d'un bois, un soir d'hiver, que seule, sans
secours, elle mit au monde un garçon. Comment la mère et l'enfant
n'étaient-ils pas morts de froid, de faim et de misère !… Il
est des grâces d'état incompréhensibles.
Pendant plusieurs années, on les vit traîner leurs haillons
autour de Sauveterre, vivant de la générosité, chèrement achetée,
des paysans. Puis la mère mourut, abandonnée, comme elle avait
vécu. On ramassa son corps un matin, sur le revers d'un fossé.
L'enfant restait seul.
Il avait huit ans, il était assez fort pour son âge ; un
fermier en eut pitié et le prit pour garder ses vaches. Le petit
misérable n'en était pas capable.
Tant qu'il avait eu sa mère, on avait attribué à son existence
sauvage son mutisme, ses regards effarés, ses allures de bête
traquée. Lorsqu'on essaya de s'occuper de lui, on reconnut que
nulle intelligence ne s'était éveillée en ce pauvre cerveau
déprimé. Il était idiot, et de plus atteint d'une de ces
effroyables maladies nerveuses dont les accès agitent tout le
corps, et particulièrement les muscles du visage, de mouvements
convulsifs. Il n'était pas muet, mais ce n'est qu'avec des efforts
inouïs et en bégayant lamentablement qu'il parvenait à articuler
quelques syllabes.
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