L'habitude professionnelle, plus forte que tout,
reprenait le dessus) : Monsieur de Boiscoran, poursuivait-il, est
venu ce soir au Valpinson. C'est désormais incontestable. Or,
comment y est-il venu ? En se cachant. Du château de Boiscoran
au Valpinson, il y a deux chemins fréquentés, celui de Bréchy et
celui qui tourne les étangs. Monsieur de Boiscoran prend-il l'un ou
l'autre ? Non. Pour venir, il coupe droit à travers les
marais, au risque de s'embourber et d'être forcé de se mettre à
l'eau jusqu'aux épaules. Pour retourner, il se jette dans les bois
de Rochepommier, en dépit de l'obscurité, et malgré le danger
évident de s'y perdre et d'y errer jusqu'au jour. Qu'espérait-il
donc ? N'être pas vu, cela tombe sous le sens. Et, de fait,
qui rencontre-t-il ? Un coureur de femmes, Ribot, qui lui-même
se cache pour se rendre à un rendez-vous d'amour. Un voleur de
fagots, Gaudry, dont l'unique souci est d'éviter les gendarmes. Une
fermière, enfin, maîtresse Courtois, attardée par une circonstance
toute fortuite. Toutes ses précautions étaient bien prises, mais la
Providence veillait…
– Oh ! la Providence !… gronda le docteur Seignebos,
la Providence !…
Mais M. Galpin-Daveline n'entendit même pas l'interruption. Et
toujours plus vite :
– Peut-on, du moins, continua-t-il, invoquer en faveur de
monsieur de Boiscoran certaines discordances de temps ?… Non.
À quel moment est-il aperçu venant de ce côté ? À la tombée de
la nuit. Il était huit heures et demie, déclare Ribot, quand
monsieur de Boiscoran traversait le déversoir des étangs de la
Seille. Donc, il pouvait être au Valpinson vers neuf heures et
demie. Alors, le crime n'était pas commis encore. À quelle heure le
rencontre-t-on, regagnant son logis ? Gaudry et la femme
Courtois l'ont dit : après onze heures. Monsieur de Claudieuse
était blessé alors, et le Valpinson brûlait. Savons-nous quelque
chose des dispositions d'esprit de monsieur de Boiscoran ?
Oui, encore. En venant, il a tout son sang-froid. Il est fort
surpris de rencontrer Ribot, et cependant il lui explique sa
présence en cet endroit presque dangereux, et aussi pourquoi il a
un fusil sur l'épaule. Il a, prétend-il, quelqu'un à voir à Bréchy,
et il se proposait de tirer des oiseaux d'eau. Est-ce
admissible ? Est-ce même vraisemblable ? Cependant,
examinons son attitude au retour. Il marchait très vite, dépose
Gaudry ; il semblait furieux et arrachait aux branches des
poignées de feuilles. Que dit-il à maîtresse Courtois ? Rien.
Quand elle l'appelle, il n'ose fuir, ce serait un aveu, mais c'est
en toute hâte qu'il rend le service qu'elle lui demande. Et
après ? Son chemin, pendant un quart d'heure, est le même que
celui de cette femme. Marche-t-il avec elle ? Non. Il la
quitte précipitamment, il prend les devants, il se hâte de rentrer
chez lui, car il croit que monsieur de Claudieuse est mort, car il
sait que le Valpinson est en flammes, car il tremble d'entendre
sonner le tocsin et crier au feu !…
Ce n'est pas d'ordinaire avec ce laisser-aller familier que
procède la justice, et ceux qui la représentent s'estiment, en
général, trop au-dessus du commun des mortels pour expliquer leurs
impressions, rendre compte de leurs agissements, et, en quelque
sorte, demander conseil. Cependant, lorsqu'il s'agit d'une enquête,
il n'est pas, à proprement parler, de règles fixes.
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