Du moment où un juge d'instruction est saisi d'un crime, toute latitude lui est laissée pour arriver jusqu'au coupable. Maître absolu, ne relevant que de sa conscience, armé de pouvoirs exorbitants, il procède à sa guise…

Mais en cette affaire du Valpinson, M. Galpin-Daveline avait été emporté par la rapidité des événements. Entre la première question adressée à Cocoleu et le moment présent, il n'avait pas eu le temps de se reconnaître. Et sa procédure ayant été publique, il était fatalement amené à l'expliquer.

– Décidément, c'est un réquisitoire en règle ! s'écria le docteur Seignebos. (Il avait retiré et essuyait furieusement ses lunettes d'or.) Et basé sur quoi ? poursuivait-il avec trop de véhémence pour qu'on pût espérer l'interrompre ; basé sur les réponses d'un malheureux que moi, médecin, je déclare inconscient de ses paroles. C'est que l'intelligence ne s'allume pas et ne s'éteint pas dans un cerveau comme le gaz dans un réverbère. On est ou on n'est pas idiot, il l'a toujours été, et toujours il le sera. Mais, dites-vous, les autres dépositions sont concluantes. Dites qu'elles vous paraissent telles. Pourquoi ? Parce que les accusations de Cocoleu vous ont influencé. Est-ce que sans cela vous vous occuperiez de ce qu'a fait ou non monsieur de Boiscoran ? Il s'est promené toute la soirée ! N'est-ce pas son droit ? Il a traversé les marais ! Qui l'en empêchait ? Il a passé les bois ! Est-ce défendu ? On l'a rencontré ! N'est ce pas naturel ? Mais non, un idiot l'accuse, tous ses gestes sont suspects. Il parle ! C'est le sang-froid du scélérat endurci. Il se tait ! Remords d'un coupable tremblant de peur. Au lieu de nommer monsieur de Boiscoran, Cocoleu pouvait me nommer, moi, Seignebos. C'est alors mes démarches qu'on incriminerait, et, soyez tranquille, on y découvrirait mille preuves de ma culpabilité. On aurait beau jeu, d'ailleurs. Mes opinions ne sont-elles pas plus avancées encore que celles de monsieur de Boiscoran ! Car voilà le grand mot lâché : monsieur de Boiscoran est républicain, monsieur de Boiscoran ne reconnaît d'autre souveraineté, d'autre magistrature que celles du peuple…

– Docteur, interrompit le procureur de la République, docteur, vous ne pensez pas ce que vous dites…

– Je le pense, morbleu ! et même…

Mais il fut de nouveau interrompu, et par M. de Claudieuse, cette fois :

– Pour moi, déclara le comte, je reconnais la force des probabilités qu'invoque monsieur le juge d'instruction. Mais, au-dessus des probabilités, je place un fait positif : le caractère de l'homme accusé. Monsieur de Boiscoran est un galant homme et un homme de cœur, incapable d'un crime lâche et odieux…

Les autres approuvaient.

– Et moi, prononça M. Séneschal, je dirai : pourquoi ce crime ? Ah ! si monsieur de Boiscoran n'avait rien à perdre !… Mais est-il ici-bas un homme plus heureux que lui, qui est jeune, bien de sa personne, doué d'une santé admirable, immensément riche, estimé et recherché de tous ! Enfin, il est un fait, qui est encore un secret de famille, mais que je puis vous dire et qui seul écarterait tout soupçon : monsieur de Boiscoran aime éperdument mademoiselle Denise de Chandoré, il est aimé d'elle à la folie, et depuis avant-hier leur mariage est fixé au 20 du mois prochain.

Le temps passait, cependant. La demie de quatre heures tintait au clocher de Bréchy. Le jour était venu, faisant pâlir la lumière des lampes. Dégagé des brumes matinales, le soleil frappait les vitres de ses gais rayons. Mais nul ne le remarquait, de ces hommes que de si puissantes considérations réunissaient autour du lit de M. de Claudieuse.

Sans un mot, sans un geste, M. Galpin-Daveline avait écouté les objections qui lui étaient présentées, et il était redevenu assez maître de soi pour qu'il fût difficile de discerner l'impression qu'il en ressentait. À la fin, hochant gravement la tête :

– Plus que vous, messieurs, prononça-t-il, j'ai besoin de croire à l'innocence de monsieur de Boiscoran. Monsieur Daubigeon, qui sait ce que je veux dire, peut vous l'affirmer… Mon cœur, avant le vôtre, plaidait sa cause. Mais je suis le représentant de la loi ; mais, au-dessus de mes affections, il y a mon devoir… Dépend-il de moi d'anéantir, si stupide, si absurde qu'elle paraisse, l'accusation de Cocoleu ! Puis-je faire que trois dépositions inattendues ne soient pas venues donner à cette dénonciation un caractère de vraisemblance inquiétant !

Le comte de Claudieuse se désolait :

– Ce qu'il y a d'affreux, disait-il, c'est que monsieur de Boiscoran me croit son ennemi.