Pourvu qu'il n'aille pas imaginer que ces soupçons indignes ont été suggérés par ma femme ou par moi. Que ne puis-je me lever !… Du moins, messieurs, que monsieur de Boiscoran sache bien que j'ai déclaré répondre de lui comme de moi-même !… Cocoleu, détestable idiot !… Ah ! Geneviève, chère femme aimée, pourquoi l'avoir engagé à parler ! Il se fût tu obstinément sans ton insistance !

Mme de Claudieuse succombait alors aux angoisses de cette affreuse nuit. Pendant les premières heures, elle avait été soutenue par cette exaltation qui suit les grandes crises ; mais, depuis un moment, elle s'était affaissée sur un escabeau, près du lit où reposaient ses deux filles ; et, la tête enfoncée dans l'oreiller, elle paraissait dormir. Elle ne dormait pas, pourtant.

Au reproche de son mari, elle se redressa, pâle, les traits gonflés, les yeux rouges, et, d'une voix pénétrante :

– Quoi !… s'écria-t-elle, on a tenté d'assassiner Trivulce, nos enfants ont failli mourir au milieu des flammes, et j'aurais laissé échapper un moyen de découvrir le misérable assassin, le lâche incendiaire !… Non ! ce que j'ai fait, je devais le faire. Quoi qu'il advienne, je ne regrette rien…

– Mais monsieur de Boiscoran n'est pas coupable, Geneviève, il est impossible qu'il le soit. Comment un homme qui a ce bonheur immense d'être aimé de Denise de Chandoré, qui compte les jours qui le séparent de son mariage, eût-il pu combiner un crime si abominable ?

– Qu'il démontre donc son innocence ! fit durement la comtesse.

Le plus impertinemment du monde, le docteur faisait claquer ses lèvres.

– Voilà pourtant la logique des femmes, grommelait-il.

– Certes, reprit M. Séneschal, on ne tardera pas à reconnaître l'innocence de monsieur de Boiscoran. Il n'en aura pas moins été soupçonné. Et, tel est l'esprit de notre pays, que ce soupçon fera ombre à sa vie entière. Dans vingt ans d'ici, en parlant de monsieur de Boiscoran, on dira encore : « Ah ! oui, celui qui a mis le feu au Valpinson… »

Ce fut non M. Galpin-Daveline, mais le procureur de la République qui répondit.

– Je ne saurais, fit-il tristement, partager la manière de voir de monsieur le maire, mais peu importe. Après ce qui s'est passé, monsieur le juge d'instruction ne peut plus reculer, son devoir le lui interdit, et plus encore l'intérêt de l'homme accusé. Que diraient tous ces paysans, qui ont entendu la déclaration de Cocoleu et la déposition des témoins, si l'enquête était abandonnée ? Ils diraient que monsieur de Boiscoran est coupable et que, si l'on ne le poursuit pas, c'est qu'il est noble et très riche. Sur mon honneur, je crois à son innocence absolue. Mais précisément parce qu'elle est ma conviction, je soutiens qu'il faut le mettre à même de la démontrer victorieusement. Il doit en avoir les moyens. Quand il a rencontré Ribot, il lui a dit qu'il se rendait à Bréchy pour voir quelqu'un…

– Et s'il n'y était pas allé ? objecta M. Séneschal. Et s'il n'eût vu personne ? Si ce n'eût été là qu'un prétexte pour satisfaire l'indiscrète curiosité de Ribot ?

– Eh bien ! il en serait quitte pour dire la vérité à la justice. Je ne suis pas inquiet. Et, tenez, il est une preuve matérielle qui, mieux que tout, disculpe monsieur de Boiscoran. Est-ce que si, par impossible, il eût eu dessein de tuer monsieur de Claudieuse, il n'eût pas chargé son fusil à balle au lieu d'y laisser du plomb de chasse…

– Et il ne m'eût point manqué à dix pas…, fit le comte.

Des coups précipités, frappés à la porte, les interrompirent.

– Entrez ! cria M. Séneschal.

La porte s'ouvrit, et trois paysans parurent, effarés, mais visiblement satisfaits.

– Nous venons, dit l'un d'eux, de trouver quelque chose de singulier.

– Quoi ? interrogea M. Galpin-Daveline.

– On dirait, ma foi, un étui, mais Pitard prétend que c'est l'enveloppe d'une cartouche.

M. de Claudieuse s'était haussé sur ses oreillers.

– Montrez ! fit-il vivement. J'ai tiré, ces jours passés, plusieurs coups de fusil autour de la maison, pour écarter les oiseaux qui mangeaient nos fruits ; je verrai si cette enveloppe vient de moi.

Le paysan la lui tendit.

C'était une enveloppe de plomb, très mince, comme en ont les cartouches de deux ou trois systèmes de fusils de chasse américains. Fait singulier, elle avait été noircie par l'inflammation de la poudre, mais elle n'avait été ni déchirée, ni même faussée par l'explosion. Elle était si parfaitement intacte qu'on y pouvait lire encore, en lettres repoussées, le nom du fabricant : Klebb.

– Cette enveloppe ne m'a jamais appartenu, fit le comte.

Mais il était devenu fort pâle en disant cela, si pâle que sa femme se rapprocha de lui, l'interrogeant d'un regard où se lisait la plus horrible angoisse.

– Eh bien ?…

Il ne répondit pas. Et telle était en ce moment l'éloquence décisive de ce silence, que la comtesse parut sur le point de se trouver mal et murmura :

– Cocoleu avait donc toute sa raison !

Pas un détail de cette scène rapide n'avait échappé à M. Galpin-Daveline. Sur tous les visages, autour de lui, il avait pu surprendre l'expression d'une sorte d'épouvante. Pourtant, il ne fit aucune remarque. Il prit des mains de M. de Claudieuse cette enveloppe métallique, qui pouvait devenir une pièce à conviction de la plus terrible importance, et durant plus d'une minute il la retourna en tous sens, l'examinant au jour avec une scrupuleuse attention.