Séneschal rouait de coups
son pauvre cheval, lequel, sous ce traitement extraordinaire, loin
d'avancer plus vite, se cabrait et faisait des bonds de côté.
C'est que l'excellent maire était exaspéré. C'est que ce crime
lui paraissait comme un défi à son adresse et la plus cruelle
injure qu'on pût faire à son administration.
– Car, enfin, répétait-il pour la dixième fois à ses compagnons
de route, est-il naturel, je vous le demande, est-il logique qu'un
malfaiteur soit allé s'adresser précisément au comte et à la
comtesse de Claudieuse, à l'homme le plus considérable et le plus
considéré de l'arrondissement, à une femme dont le nom est synonyme
de vertu et de charité ?
Et intarissable, malgré les cahots de la voiture, M. Séneschal
racontait tout ce qu'il savait de l'histoire des propriétaires du
Valpinson.
Le comte Trivulce de Claudieuse était le dernier descendant
d'une des plus vieilles familles du pays. À seize ans, vers 1832,
il s'était embarqué en qualité d'enseigne de vaisseau, et pendant
de longues années il n'avait fait à Sauveterre que de rares et de
brèves apparitions. Il était capitaine de vaisseau en 1859, et
désigné pour l'épaulette de contre-amiral, lorsque tout à coup il
avait donné sa démission et était venu s'installer au château de
Valpinson, lequel ne gardait plus, de ses antiques splendeurs, que
deux tourelles tombant en ruine au milieu d'énormes amas de pierres
noircies et moussues. Deux années durant, il y avait vécu seul, se
réédifiant tant bien que mal un logis, et, des bribes éparses de la
fortune de ses ancêtres, se reconstituant, à force de soin et
d'activité, une modeste aisance.
On pensait bien qu'il finirait ses jours ainsi, lorsque le bruit
s'était répandu qu'il allait se marier. Et le bruit, chose rare,
était vrai. M. de Claudieuse, un beau matin, était parti pour
Paris, et par les lettres de faire-part qui étaient arrivées peu
après, on avait appris qu'il venait d'épouser la fille d'un de ses
anciens camarades de promotion, Mlle Geneviève de Tassar de
Bruc.
L'étonnement avait été grand. Le comte avait tout à fait grand
air et était encore remarquablement bien de sa personne ; mais
il venait d'avoir quarante-sept ans, et Mlle de Tassar de Bruc en
avait à peine vingt. Ah ! si la nouvelle mariée eût été
pauvre, on eût compris et même approuvé le mariage. Il est si
naturel qu'une fille sans dot sacrifie son cœur à la question du
pain quotidien. Mais tel n'était pas le cas. Le marquis de Tassar
de Bruc passait pour riche et avait, disait-on, compté à son gendre
cinquante mille écus.
Alors, on s'était imaginé que la jeune comtesse devait être
laide à faire peur, infirme ou contrefaite pour le moins, idiote
peut-être ou d'un caractère impossible. Erreur. Elle était apparue,
et on était demeuré saisi de sa noble et calme beauté. Elle avait
parlé, et chacun était resté sous le charme. Ce mariage était-il
donc, comme on dit à Sauveterre, un mariage d'inclination ? On
le crut. Ce qui n'empêcha pas quantité de vieilles dames de hocher
la tête et de déclarer que vingt-sept ans, c'est trop entre deux
époux, et que cette union ne serait pas heureuse.
Les faits n'avaient pas tardé à démentir ces sombres pronostics.
À dix lieues à la ronde, il n'existait pas de ménage aussi
parfaitement uni que celui de M. et Mme de Claudieuse, et deux
enfants, deux filles, qu'ils avaient eues à quatre ans
d'intervalle, devaient avoir, pour toujours, fixé le bonheur à leur
paisible foyer.
De son ancienne profession, de ce temps où il administrait les
possessions lointaines de la France, le comte avait, il est vrai,
gardé ses habitudes hautaines de commandement, une attitude sévère
et froide, une parole brève. Il était, de plus, d'une si extrême
violence que la plus légère contradiction empourprait son visage.
Mais la comtesse était le calme et la douceur mêmes, et comme elle
savait toujours se jeter entre la colère de son mari et celui qui
se l'était attirée, comme ils étaient l'un et l'autre justes, bons
jusqu'à la faiblesse, généreux et pitoyables aux malheureux, ils
étaient adorés.
Il n'y avait guère que sur l'article chasse que M. de Claudieuse
n'entendait pas raison. Chasseur passionné, il veillait toute
l'année sur son gibier avec la sollicitude inquiète d'un avare,
multipliant les gardes et les défenses, poursuivant les braconniers
avec un tel acharnement qu'on disait : « Mieux vaut lui voler cent
pistoles que lui tuer un merle. »
M. et Mme de Claudieuse vivaient d'ailleurs assez isolés,
absorbés par les soins d'une vaste exploitation agricole et par
l'éducation de leurs filles. Ils recevaient rarement, et on ne les
voyait pas quatre fois par hiver à Sauveterre, chez les demoiselles
de Lavarande ou chez le vieux baron de Chandoré. Tous les étés, par
exemple, vers la fin de juillet, ils s'installaient, pour un mois,
à Royan, où ils avaient un chalet. Tous les ans, également, à
l'ouverture de la chasse, la comtesse allait, avec ses filles,
passer quelques semaines près de ses parents qui habitaient
Paris.
Pour bouleverser cette paisible existence, il ne fallut pas
moins que les catastrophes de 1870. En apprenant que les Prussiens
vainqueurs foulaient le sol sacré de la patrie, l'ancien capitaine
de vaisseau sentit se réveiller en lui tous ses instincts de
Français et de soldat. Quoi qu'on pût faire pour le retenir, il
partit.
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