J’ai heureusement, depuis lors, acquis une certaine maîtrise dans l’art d’étouffer ces sortes de divagations.

Cependant, il fallait d’abord que j’échange mon paletot de paysan contre un vêtement plus correct et que j’ôte mes bottes toutes crottées, car l’on n’entrait pas dans cette sorte de paradis dans n’importe quelle tenue; ma mère, malgré toute sa bonté, ne plaisantait pas sur certains sujets.

En montant l’escalier qui menait à ma chambre, je croisai une charmante et jolie fille de dix-neuf ans ; ses yeux bruns pleins de gaieté pétillaient sous une masse brillante de boucles, ses joues rondes éclataient de santé, sa silhouette était plutôt rondelette. Tu as certainement reconnu ma sœur Rose; je sais que, après tant d’années, elle te paraît toujours aussi adorable que lorsque tu la rencontras pour la première fois. Lorsque je la vis descendre les marches, ce jour-là, rien ne permettait de deviner que, quelques années plus tard, elle serait la femme d’un inconnu qui deviendrait mon meilleur ami ; un ami plus proche de mon cœur que ma propre sœur, plus proche même que ce jeune rustre de dix-sept ans qui m’attaqua dans le couloir comme je redescendais; je répliquai par un bon coup sur la tête, laquelle tête, protégée par une masse de boucles rousses – que ma mère voulait auburn – était si dure qu’elle ne parut pas souffrir le moins du monde de ce traitement.

Nous retrouvâmes notre très honorable mère installée au salon, où, selon son habitude, lorsqu’elle n’avait rien de plus urgent à faire, elle tricotait agilement, assise au coin du feu. Elle avait nettoyé l’âtre, dans lequel flambait allègrement le feu qu’elle venait d’allumer pour nous; la servante apportait le thé ; Rose ouvrit le vieux buffet de chêne noir, qui brillait comme de l’ébène poli dans la lumière du jour finissant, et posa sur la table le sucrier et le couvre-théière.

— Enfin, les voici ! s’exclama ma mère, qui se tourna vers nous sans interrompre le mouvement de ses doigts agiles. Fermez la porte et approchez-vous du feu pendant que Rose sert le thé ; vous devez être affamés. Racontez-moi ce que vous avez fait toute la journée; j’aime savoir en détail comment mes enfants occupent toutes ces heures.

— J’ai d’abord dressé la pouliche grise et je te prie de croire que ce n’est pas un jeu ; j’ai dirigé le labourage des derniers champs de chaume, car le garçon de ferme n’est pas capable de mener seul l’attelage; j’ai aussi installé dans les prairies basses un système de drainage auquel je pensais depuis longtemps.

— Bravo, mon garçon !… Et toi, Fergus, qu’as-tu fait?

— J’ai débusqué un blaireau.

Et il nous raconta dans les moindres détails comment il pratiquait ce sport; les chiens avaient accompli des prouesses pour acculer le blaireau, extraordinairement agile ; de tout cela ma mère ne perdait pas un mot et elle observait le visage animé du jeune chasseur avec une admiration maternelle que je trouvais nettement exagérée.

— Il serait temps que tu fasses quelque chose de plus utile, Fergus, dis-je dès que je pus placer un mot.

— Que puis-je faire? répondit-il. Ma mère ne veut pas que je parte en mer ou que je m’engage dans l’armée. Et je refuse absolument de faire autre chose… si ce n’est me rendre tellement insupportable que vous serez tous heureux de vous débarrasser de moi, sur mer ou sur terre.

Notre mère caressa ses courtes boucles pour le calmer, ce qui le fit grogner et s’enfuir bouder dans un coin. Finalement, pour obéir à l’appel trois fois répété de Rose, nous approchâmes nos sièges de la table.

— Prenez votre thé, dit Rose, et je vous raconterai ce que j’ai fait de mon côté… J’ai rendu visite aux Wilson ; et il est vraiment dommage que tu ne m’aies pas accompagnée, Gilbert, car Eliza Millward y était!

— Que veux-tu que ça me fasse?

— Oh ! rien… Je ne vais d’ailleurs pas te parler d’elle. Mais je la trouve gentille et spirituelle lorsqu’elle est de bonne humeur et ce serait avec plaisir que je l’appellerais…

— Voyons, voyons, chérie! ton frère ne pense nullement à se marier ! murmura ma mère d’un air sérieux en levant l’index.

— Je voulais vous rapporter ce que j’ai appris chez elle, reprit Rose. J’en meurs d’envie depuis des heures ! Vous savez tous qu’on raconte depuis des semaines que Wildfell Hall est sur le point de trouver un locataire, n’est-ce pas ? Eh bien ! figurez-vous que le manoir est habité depuis plus d’une semaine ! Et nous ne le savions même pas !

— Pas possible! s’exclama ma mère.

— Absurde! cria Fergus.

— C’est pourtant vrai!… Et la nouvelle locataire est une dame seule.

— Seigneur !… mais la maison est en ruine!

— Elle a fait effectuer les réparations indispensables dans deux ou trois pièces ; elle y habite toute seule avec une vieille femme qui lui sert de servante !

— Oh ! mais cela gâte tout! Moi qui avais espéré qu’il s’agissait d’une sorcière, dit Fergus, en sculptant la tranche de pain épaisse de trois centimètres qu’il s’était coupée.

— Ne dis pas de bêtises, Fergus ! Mais c’est étrange, n’est-ce pas, maman?

— Étrange? Je puis à peine y croire!

— Mais tu peux me croire… Jane Wilson l’a vue. Elle a accompagné sa mère qui, évidemment, dès qu’elle eut entendu qu’une étrangère s’installait dans le voisinage, s’est précipitée et l’a ensevelie sous une pluie de questions. Elle s’appelle Mrs Graham et porte le deuil, non pas les grands voiles de veuve, mais un deuil plus simple; elles disent qu’elle est très jeune, qu’elle n’a pas plus de vingt-cinq à vingt-six ans et est très réservée. Elles ont cherché par tous les moyens à savoir qui elle est et d’où elle vient, mais ni les questions directes et opiniâtres de Mrs Wilson ni les manœuvres habiles de miss Wilson n’ont amené une réponse précise, ni même une réponse vague, qui aurait pu satisfaire leur curiosité et jeter un peu de lumière sur le passé ou les relations de cette dame. Elle a été à peine polie et visiblement pressée de les voir à nouveau franchir le seuil. Mais Eliza Millward m’a dit que son père irait très prochainement au manoir, car il estime que Mrs Graham a grand besoin des conseils d’un pasteur; elle ne s’est pas montrée à l’église dimanche et elle – je veux dire Eliza – demandera à accompagner son père, car elle espère rapporter quelques nouvelles passionnantes de cette visite. Tu sais bien, Gilbert, qu’elle obtient toujours ce qu’elle veut. Nous devrions y aller aussi, maman, la plus simple politesse l’exige.

— Bien entendu, chérie. Pauvre dame! Elle doit se sentir si seule!

— Et, de grâce, dépêchez-vous ! Je dois absolument savoir combien de morceaux de sucre elle met dans son thé et quelle sorte de bonnet et de tablier elle porte! Je ne puis continuer à vivre dans une telle ignorance ! dit Fergus, le plus sérieusement du monde.

Mais ce trait d’esprit tomba à plat et personne ne rit. Il ne se déconcerta pas pour autant, il avala une énorme bouchée de pain beurré et porta sa tasse à ses lèvres ; la seule vue de ce thé sucré sembla réveiller son sens de l’humour, car il dut poser sa tasse en toute hâte et s’enfuir en étouffant de rire ; à travers la fenêtre du jardin, nous entendions ses énormes explosions de gaieté.

Personnellement, je mourais de faim; je me contentai donc d’attaquer vigoureusement le thé, le jambon et les toasts pendant que ma mère et ma sœur poursuivaient un dialogue animé et plein d’imagination sur la vie de la dame mystérieuse. Je dois t’avouer que le fou rire de mon frère menaçait de me gagner; lorsque je levai ma tasse, je dus la déposer sans oser boire le breuvage brûlant, de crainte de perdre toute dignité et d’être obligé de m’enfuir, moi aussi, pour cacher mon hilarité.

Dès le lendemain, ma mère et Rose se hâtèrent d’aller rendre visite à la noble recluse, mais elles ne parvinrent pas à glaner de plus amples renseignements. Ma mère affirma cependant qu’elle ne regrettait pas d’avoir fait ce long trajet car, si elle n’avait rien appris de neuf, elle avait pu donner quelques bons conseils. Mrs Graham avait à peine prononcé quelques mots, elle semblait très sûre d’elle, mais pourtant capable de réflexion. On pouvait se demander où la pauvre créature avait vécu jusque-là, car elle trahissait une grande ignorance de certains sujets et n’en paraissait pas honteuse.

— Quels sujets, maman? demandai-je.

— Le ménage, par exemple, les petits secrets de la bonne cuisine, et tant d’autres choses que toute femme de bien se doit de connaître, même si elle n’est pas obligée d’en faire son propre profit. Je lui ai expliqué différentes choses, je lui ai donné quelques bonnes recettes, mais elle semblait incapable de les apprécier et me demanda de ne pas prendre tant de peine, car elle vivait très simplement et n’aurait jamais besoin de préparer des plats aussi compliqués. « Cela n’a pas d’importance, ma chère, lui dis-je, ceci n’est que la base de ce que toute femme qui se respecte devrait savoir ; vous êtes seule à présent, mais cela ne durera pas sans doute. Vous avez été mariée et ne resterez certainement pas veuve. »

— Vous vous trompez, madame, dit-elle avec hauteur, je ne me remarierai jamais.

Mais je lui répliquai que j’étais persuadée du contraire.

— Quelque jeune veuve romantique, sans doute, dis-je, venue ici pour finir ses jours dans la solitude et pleurer en secret le cher disparu… Mais cela ne durera guère.

— C’est mon avis, remarqua Rose, car elle ne semble pas désespérée et elle est extrêmement jolie – belle même. Il faut que tu la voies, Gilbert ; tu la trouveras très séduisante, dans un autre genre qu’Eliza Millward.

— Il n’est pas difficile d’être plus belle qu’Eliza, mais je ne connais personne d’aussi charmant. Elle a ses défauts, mais elle serait moins attirante si elle était parfaite.

— De sorte que tu préfères ses défauts aux qualités des autres?

— Exactement… quoi qu’en pense notre mère !

— Mon Dieu ! Comme tu peux dire des sottises ! dit ma mère en se levant, tu sais bien que je ne veux pas t’entendre parler de la sorte. Et, sous prétexte de quelque besogne ménagère, elle quitta brusquement la salle, afin de ne pas entendre la réponse que j’avais sur le bout de la langue.

Rose en profita pour me donner quelques détails supplémentaires sur la personne de Mrs Graham.