Ses cheveux étaient rares, fins – des cheveux de ce blond clair qui ne laisse apparaître qu’assez tard le grisonnement.

Il était vêtu d’un veston foncé, coupé dans un tissu très léger, d’un gilet et d’un pantalon d’un blanc neigeux. Les pieds, aussi petits que des pieds de femme, étaient chaussés de bas de soie de couleur chamois et de délicates pantoufles de cuir brun. Deux bagues de prix ornaient ses mains, qu’il avait fines et blanches.

Son regard avait quelque chose de singulier et de déplaisant chez un homme, il était languissant et incertain.

Ma conversation du matin avec miss Halcombe m’avait disposé à trouver tout le monde charmant à Limmeridge House, mais la vue de Mr Fairlie suscita en moi une antipathie profonde.

En me rapprochant de lui, je m’aperçus qu’il n’était pas aussi inactif que je l’avais cru tout d’abord. Au milieu des objets rares, qui couvraient une grande table ronde placée non loin de lui, se trouvait une petite armoire d’ébène et d’argent, contenant des pièces de monnaie de toutes les formes et de toutes les grandeurs, rangées soigneusement dans de petits tiroirs drapés de velours rouge sombre. L’un d’eux était posé sur la tablette fixée au bras du fauteuil ainsi que quelques brosses minuscules de bijoutier, une peau et une petite bouteille. Lorsque je m’avançai pour saluer Mr Fairlie, ses maigres doigts blancs manipulaient tendrement quelque chose qui, à mes yeux inexpérimentés, ressemblait à une médaille sale aux coins usés.

– Si heureux de vous avoir à Limmeridge House, Mr Hartright, dit-il d’une voix dolente et éraillée. Asseyez-vous, je vous prie, sans reculer la chaise, s’il vous plaît, car dans le triste état où se trouvent mes nerfs, n’importe quel bruit m’est pénible. Avez-vous vu votre studio ? Vous plaît-il ?

– Je viens justement de le voir, Mr Fairlie, et je vous assure…

Il m’arrêta d’un geste implorant, en fermant les yeux.

– Je vous prie de m’excuser, mais ne pourriez-vous pas essayer de parler sur un ton moins élevé ? Dans le triste état de mes nerfs, les sons criards me torturent. Vous pardonnez à un infirme, n’est-ce pas ? Je ne fais que vous dire ce que mon lamentable état de santé m’oblige à dire à tout le monde. Oui… alors, vous aimez votre studio ?

– Je ne pourrais souhaiter rien de plus joli et de plus confortable, répondis-je, abaissant la voix et me disant à part moi que l’égoïsme de Mr Fairlie et ses nerfs ne constituaient qu’une seule et même chose.

– Si heureux !… Vous serez traité dignement dans cette maison, Mr Hartright, et vous n’y trouverez pas ces horribles sentiments de barbarie anglaise vis-à-vis du rang social d’un artiste. J’ai passé une si grande partie de ma jeunesse à l’étranger que je me suis complètement dépouillé de ces préjugés nationaux. Je voudrais pouvoir en dire autant de la gentry du voisinage, mais ce sont de vrais sauvages quant à l’art, Mr Hartright. Cela vous dérangerait-il beaucoup de remettre ce tiroir dans la petite armoire et de me donner le suivant ? Dans le triste état de mes nerfs, tout mouvement est pour moi un supplice. Oui… merci.

Je remis le tiroir en place et lui en passai un autre avec politesse. Il recommença immédiatement son nettoyage, en continuant à me parler.

– Mille mercis et mille excuses. Aimez-vous les pièces de monnaie anciennes ? Oui ?… si heureux ! Voilà un autre goût que nous avons en commun, en plus de l’art. Maintenant, au sujet des arrangements pécuniaires, dites-moi, sont-ils satisfaisants ?

– Des plus satisfaisants, Mr Fairlie.

– Si heureux !… Et… ensuite ? Ah ! je me souviens, oui… en considération de l’amabilité avec laquelle vous voulez bien mettre votre talent à mon service, mon valet de chambre se mettra entièrement à votre disposition dès la fin de la première semaine de votre séjour. Et… après ? C’est curieux, n’est-ce pas ? Je sais que j’ai encore beaucoup de choses à vous dire et j’ai tout oublié. Cela ne vous dérangerait-il pas de sonner dans ce coin !… Oui… merci.

Je sonnai, et sans bruit un autre domestique apparut, un étranger sans nul doute, au sourire étudié, aux cheveux bien brossés, le vrai valet de chambre, quoi !

– Louis, dit Mr Fairlie époussetant rêveusement le bout de ses doigts à l’aide d’une des petites brosses, j’ai fait des annotations sur mes tablettes ce matin. Allez me les chercher… Mille pardons, Mr Hartright, je crains de vous importuner.

Comme il fermait les yeux d’un air las, et comme, en effet, il m’importunait au-delà de toute expression, je me dispensai de répondre et attendis en examinant la Vierge à l’Enfant, de Raphaël.

Le valet revint bientôt portant un petit livre à couverture d’ivoire. Après avoir poussé un soupir, Mr Fairlie l’ouvrit d’une main tandis que, de l’autre, il faisait signe au domestique d’attendre.

– Oui, c’est cela. Louis, prenez ce carton, dit-il en désignant une étagère en acajou près de la fenêtre. Non ! pas celui qui a le dos vert, il contient mes estampes de Rembrandt. Mr Hartright, aimez-vous les eaux-fortes ? Oui ?… si heureux !» 

» Encore un goût de commun. Le carton au dos rouge, Louis. Ne le laissez pas tomber surtout !… Vous ne vous faites pas une idée de la torture que j’endurerais, Mr Hartright, si Louis laissait tomber ce carton. Dites, est-il en sécurité sur cette chaise ? Oui ?… Si heureux ! Voudriez-vous avoir maintenant l’obligeance d’examiner ces gravures, si toutefois vous êtes certain qu’elles sont en sécurité là. Louis, allez-vous-en ! Quel âne vous êtes ! Ne voyez-vous pas que j’ai toujours les tablettes en mains ? Croyez-vous par hasard que je désire les garder ? Alors pourquoi ne m’en débarrassez-vous pas sans que je vous le dise ? Mille excuses, Mr Hartright, les domestiques sont de tels ânes, n’est-ce pas ?… Dites-moi, que pensez-vous de ces gravures ? Elles sont arrivées d’une vente, dans un état honteux, et je trouvais qu’elles sentaient encore les doigts de brocanteurs la dernière fois que je les ai examinées.

Pour moi, si ni mon odorat ni mes nerfs n’étaient assez sensibles pour que l’odeur des doigts plébéiens les irrite, j’avais le goût assez sûr pour apprécier la valeur réelle des aquarelles. Car c’étaient, en réalité, de beaux spécimens de l’aquarelle anglaise et ils auraient mérité un meilleur traitement que celui qu’on leur avait fait subir.

– Ces aquarelles ont besoin d’être sérieusement retouchées et restaurées, répondis-je ; mais, assurément, à mon avis, elles valent…

– Excusez-moi, interrompit Mr Fairlie. Cela vous dérangerait-il si je fermais les yeux pendant que vous parlez ? Même cette lumière tamisée est trop forte pour moi…

– Je disais que les aquarelles valaient la peine d’y consacrer du temps et des efforts…

Mr Fairlie rouvrit brusquement les yeux et les roula avec un air désespéré dans la direction de la fenêtre.

– Je vous en supplie, Mr Hartright, pardonnez-moi, mais je suis sûr d’avoir entendu crier quelque horrible enfant dans mon jardin privé, juste en dessous de la fenêtre.

– Je ne sais, Mr Fairlie, je n’ai rien entendu.

– Soyez obligeant, je vous prie.