Vous avez déjà été si bon en ménageant mes pauvres nerfs ! Ayez l’amabilité de regarder par la fenêtre, mais surtout ne laissez pas pénétrer le soleil en soulevant le rideau. Oui… est-ce fait ? N’y a-t-il personne ?

J’accédai à son désir. Le jardin était entouré de hauts murs, et aucun être vivant ne s’y trouvait. J’en fis part à Mr Fairlie.

– Mille mercis ! Ce n’est qu’une idée, je suppose… Il n’y a, grâce à Dieu, pas d’enfants dans la maison, mais les domestiques, qui sont nés sans nerfs, sont capables d’en ramener du village. Quels affreux marmots ! Mon Dieu, Mr Hartright, dois-je vous l’avouer, je désire fortement une réforme dans la constitution des enfants. La seule pensée de la nature semble avoir été d’en faire des machines à produire du bruit. La conception de notre délicieux Raphaël est autrement préférable.

Ce disant, il me montrait les chérubins de l’école italienne, la tête appuyée sur les nuages.

– Une famille modèle ! continua-t-il, des visages délicieusement potelés, entourés de jolies ailes et rien d’autre. Pas de sales petites jambes qui courent et pas de poumons qui crient. Quelle constitution supérieure à celle d’aujourd’hui ! Je vais de nouveau fermer les yeux, si vous le permettez. Alors, vous pourriez restaurer ces aquarelles ? Si heureux !… Y a-t-il autre chose à arranger ? S’il y en a, je l’ai oublié, il serait peut-être préférable de sonner Louis.

Comme j’étais aussi désireux que Mr Fairlie de clôturer l’entretien, je suggérai le dernier point à discuter.

– La seule chose qui reste à établir, Mr Fairlie, est l’enseignement du dessin que j’aurai à donner aux deux jeunes filles.

– Ah ! oui, exactement ! J’aurais souhaité me sentir plus fort pour m’occuper de cet arrangement moi-même, mais je ne puis. Les jeunes filles n’ont qu’à organiser cela elles-mêmes. Ma nièce adore votre art et s’y connaît assez pour se rendre compte de ses propres lacunes. Occupez-vous spécialement d’elle, je vous prie. N’y a-t-il pas encore autre chose ? Non ! Je vois que nous nous comprenons fort bien. Je ne veux pas vous retenir plus longtemps ! Si heureux d’avoir tout arrangé, c’est un tel soulagement ! Cela ne vous dérange-t-il pas de sonner Louis afin qu’il transporte le carton dans votre chambre ?

– Je le transporterai moi-même, si vous le permettez ?

– Vraiment ? Êtes-vous assez fort ? Quelle chance d’être si vigoureux ! Êtes-vous sûr de ne pas le laisser tomber ? Si heureux de vous avoir à Limmeridge House, Mr Hartright ! Je suis tellement souffrant que je n’ose espérer jouir souvent de votre compagnie. Voulez-vous avoir l’obligeance de ne pas faire claquer la porte en sortant et de ne pas laisser tomber le carton surtout ? Merci ! Doucement avec les tentures, je vous prie, le moindre bruit me pénètre dans la chair comme un couteau. Oui… Bonjour !

Lorsque les rideaux vert d’eau furent retombés et que les deux portes feutrées furent refermées derrière moi, je m’arrêtai un moment et poussai un profond soupir de soulagement. C’était comme si je revenais à la surface de l’eau après un long plongeon.

Installé confortablement dans mon joli studio, la première résolution que je pris fut de ne plus mettre les pieds chez le maître de la maison avant qu’il ne me le demandât spécialement, chose fort improbable.

Ayant pris cette décision, je retrouvai mon humeur sereine, et ma matinée s’écoula agréablement à examiner les aquarelles et à les classer. Je fis tous mes préparatifs pour le travail que je comptais entreprendre et attendis avec impatience l’heure du lunch.

À 2 h, je descendis à la salle à manger, non sans une certaine inquiétude. J’allais être présenté à miss Fairlie et, d’autre part, les recherches que miss Halcombe avait faites parmi les lettres de sa mère avaient peut-être donné un résultat qui allait me révéler le mystère de la Dame en blanc !

8

Je trouvai miss Halcombe assise à table en compagnie d’une dame âgée.

Lorsque je fus présenté à cette dernière, qui n’était autre que la gouvernante de miss Fairlie, je me souvins en souriant du portrait qu’en avait fait miss Halcombe : « Possédant toutes les vertus cardinales, mais ne comptant pour rien ! » Mrs Vesey personnifiait bien la quiétude et l’amabilité. Un sourire serein éclairait éternellement son visage placide. Dans la vie, certains courent, d’autres flânent. Mrs Vesey, elle, s’asseyait. Elle s’asseyait dans la maison, le matin et le soir, elle s’asseyait dans le jardin, elle s’asseyait aux fenêtres dans les corridors, elle s’asseyait sur un pliant quand on l’obligeait à aller se promener. Elle s’asseyait avant de parler, avant de répondre ne fût-ce que « oui » ou « non », avant de regarder quelque chose, avec toujours le même sourire, la même inclination de tête paisible, la même confortable position des mains et des bras.

Une vieille dame douce, extraordinairement tranquille et bien agréable ! Devant elle, on oubliait même qu’elle existait… La nature a tant à faire, et il y a tant de variétés parmi les êtres et les choses qu’elle produit que, de temps à autre, certainement, elle ne doit plus distinguer très clairement entre les différentes espèces au développement desquelles elle doit veiller. Aussi ai-je toujours eu la conviction intime que la nature s’occupait à faire pousser des choux au moment de la naissance de Mrs Vesey et que la bonne dame se ressentait de ce qu’avait été à cette heure-là la préoccupation de notre mère à tous.

– Dites, Mrs Vesey, interrogea miss Halcombe de son petit air moqueur, qu’allez-vous prendre ? Une côtelette ?…

Mrs Vesey joignit les mains sur le bord de la table, sourit candidement et répondit :

– Oui, chère…

– Qu’y a-t-il en face de Mr Hartright ? Ah ! Je vois du poulet au blanc. Je croyais que vous le préfériez aux côtelettes, Mrs Vesey ?

Celle-ci enleva les mains de la table, les joignit sur ses genoux, regarda le poulet d’un air pensif, et répondit :

– Oui, chère…

– Eh bien, que désirez-vous, aujourd’hui ? Mr Hartright doit-il vous donner du poulet, ou dois-je vous donner une côtelette ?

Mrs Vesey appuya une seule main sur la table, hésita, puis répondit :

– Comme vous voulez, chère…

– Mais pour l’amour du Ciel ! c’est selon votre goût et non selon le mien, chère madame ! Supposons que vous preniez un peu des deux et que vous commenciez par ce poulet que Mr Hartright meurt d’envie de vous servir ?

Remettant la seconde main sur la table, Mrs Vesey, en s’inclinant vers moi, me dit radieuse :

– S’il vous plaît, monsieur.

Une vieille dame douce, extraordinairement tranquille et bien agréable, certes !

Pendant tout ce temps, toujours pas de miss Fairlie. Miss Halcombe, à qui rien n’échappait, remarquant les regards que je jetais vers la porte, me rassura.

– Je vous comprends, Mr Hartright ; vous vous demandez ce qu’est devenue votre seconde élève. Soyez tranquille, elle est descendue et n’a plus de migraine mais, ne se sentant pas en appétit, elle a préféré ne pas nous rejoindre à table. Fiez-vous à moi, je la découvrirai bien au jardin.

Prenant un parasol, elle se dirigea vers la porte-fenêtre donnant sur la pelouse, et nous abandonnâmes Mrs Vesey toujours à table dans la même position et paraissant vouloir y demeurer tout l’après-midi.

Tandis que nous traversions la pelouse, miss Halcombe me regarda d’un air entendu :

– Votre mystérieuse aventure garde toute son obscurité, me dit-elle.