J’aurais cependant voulu que vous fussiez plus résolu, pour découvrir son nom. De toute façon, nous devons éclaircir ce mystère, mais vous feriez mieux de n’en parler ni à Mr Fairlie ni à ma sœur. Tous deux, j’en suis persuadée, ignorent tout de cette femme. Ils sont, chacun dans leur genre, nerveux et impressionnables, et vous ne pourriez qu’agiter l’un et alarmer l’autre, sans résultat. Quant à moi, je suis folle de curiosité et, à partir de cet instant, je vais consacrer toute mon énergie à éclaircir ce mystère. Lorsque ma mère vint ici après son second mariage, c’est elle qui créa l’école du village telle qu’elle existe encore aujourd’hui, mais tous les vieux professeurs sont morts ou partis, il n’y a plus aucune lumière à espérer de ce côté. La seule possibilité à laquelle je songe est…

À ce moment, nous fûmes interrompus par l’entrée d’un domestique porteur d’un message de Mr Fairlie, m’informant, qu’il serait heureux de me voir, aussitôt que j’aurais terminé mon déjeuner.

– Attendez dans le hall, dit miss Halcombe, répondant à ma place, de son ton sec habituel, Mr Hartright va arriver tout de suite… J’allais vous dire, continua-t-elle en se tournant de nouveau vers moi, que ma sœur et moi possédons de nombreuses lettres de ma mère adressées à mon père et au sien. En l’absence d’autres moyens d’information, je vais passer toute la matinée à examiner cette correspondance avec Mr Fairlie. Celui-ci adorait Londres et était constamment absent de sa maison de campagne. Ma mère avait l’habitude de lui écrire tout ce qui se passait à Limmeridge. Ses lettres sont pleines de renseignements sur l’école qui l’intéressait tant et je pense qu’il y a beaucoup de chances pour que j’aie découvert quelque chose d’intéressant quand nous nous reverrons. Le lunch est à 2 h, monsieur, et j’aurai le plaisir de vous présenter à ma sœur. Nous emploierons l’après-midi à vous montrer le voisinage et tous les jolis points de vue des environs. À 2 h. Au revoir !

Elle me salua avec toute la grâce et l’aisance qui la caractérisaient et disparut.

Je sortis aussitôt dans le hall et suivis le domestique vers les appartements de Mr Fairlie.

7

Mon guide me conduisit, au premier étage, dans le corridor menant à la chambre que j’avais occupée la nuit dernière et, ouvrant une porte contiguë à celle-ci, me pria d’entrer.

– Mon maître m’a donné l’ordre de vous montrer votre petit salon particulier, monsieur, déclara-t-il, et de m’informer si vous approuvez la lumière et la situation.

J’aurais été bien difficile à contenter si je n’avais pas approuvé la pièce et sa disposition. La fenêtre donnait sur la même vue merveilleuse que celle que j’avais admirée, le matin, dans ma chambre. Les meubles étaient du plus grand confort et d’un goût parfait. Une table était couverte de livres joliment reliés, d’une écritoire élégante et d’un vase contenant de superbes fleurs. Sur l’autre table, devant la fenêtre, s’étalait tout un nécessaire de peinture. Les murs étaient tendus de toile de Perse et le plancher recouvert d’une natte de Chine de deux teintes : ocre et rouge. C’était le plus joli studio que j’aie jamais vu et je l’admirai avec enthousiasme.

Le solennel domestique était trop bien stylé pour trahir la moindre satisfaction. Il s’inclina avec déférence, lorsque j’eus épuisé mes termes élogieux, et m’ouvrit silencieusement la porte. Nous contournâmes un coin, nous nous engageâmes dans un long corridor, montâmes quelques marches, traversâmes un petit hall circulaire et nous nous arrêtâmes enfin devant une porte recouverte d’un drap vert sombre. Le domestique l’ouvrit, puis il fit de même avec une seconde porte à peu près identique, et sans bruit écarta une tenture de voile vert pâle, en articulant d’une voix douce : « Mr Hartright », puis il me quitta.

Je me trouvai dans une chambre haute et spacieuse, au plafond merveilleusement sculpté et au plancher recouvert d’un épais tapis, doux et moelleux. D’un côté, il y avait une longue bibliothèque d’un bois rare incrusté que je ne connaissais pas, sur laquelle étaient rangées des statuettes de marbre. De l’autre côté, se trouvaient deux armoires anciennes entre lesquelles était pendue au mur une reproduction de la Vierge à l’Enfant de Raphaël. À droite et à gauche de la porte, enfin, une chiffonnière et un socle en marqueterie, supportant des porcelaines de Dresde, des ivoires, des curiosités incrustées d’or et de pierreries.

À l’autre extrémité de la chambre, en face de moi, les fenêtres étaient condamnées et l’ardeur du soleil était tempérée par de grandes tentures du même ton que la portière. La lumière ainsi obtenue était extrêmement douce, mystérieuse ; elle éclairait uniformément tous les objets et rendait plus sensible encore le silence profond qui régnait dans la pièce, et plus sensible aussi son atmosphère de retraite ; elle entourait à souhait d’un halo paisible la silhouette solitaire du maître de la maison, assis nonchalamment dans un grand fauteuil, aux bras duquel étaient fixés d’un côté un petit chevalet de lecture et, de l’autre, une petite table.

Si l’apparence permet de deviner l’âge d’un homme qui sort de son cabinet de toilette, j’aurais donné à celui-ci de 50 à 60 ans. Son visage rasé de frais était mince, fatigué et d’une pâleur transparente, mais sans ride. Son nez était grand et crochu, ses yeux étaient d’un gris-bleu indéfinissable et proéminents, et les paupières bordées de rouge.