N’avez-vous pas vu une femme ?

– Quelle espèce de femme ?

– Une femme vêtue d’une robe couleur lavande.

– Mais non, interrompit l’autre homme, les vêtements que nous lui avions donnés se trouvaient sur son lit, elle a dû remettre ceux qu’elle portait en arrivant chez nous, des vêtements blancs. Une femme tout en blanc, policeman ?

– Je ne l’ai pas vue, monsieur.

– Si vous ou l’un de vos hommes la rencontrez, arrêtez-la et ramenez-la avec ménagement à cette adresse. Je rembourserai les frais et donnerai une bonne récompense.

Le policeman regarda la carte qu’on lui tendait.

– Pourquoi devons-nous l’arrêter ? Qu’a-t-elle fait ?

– Fait ! Mon Dieu ! elle s’est enfuie de notre asile. Souvenez-vous… une femme tout en blanc… Au revoir !

5

« Elle s’est enfuie de notre asile ! »

J’avoue que la signification terrible de ces mots ne m’étonnait qu’à demi. Les questions et les réponses bizarres que m’avait faites cette femme après que je lui eus promis assez inconsidérément de la laisser libre d’agir à sa guise m’avaient déjà donné à penser ou bien qu’elle était d’un naturel capricieux, instable, ou bien qu’à la suite d’une très forte émotion elle souffrait d’un déséquilibre mental. Mais la pensée qu’elle pouvait être réellement folle ne m’était jamais venue à l’esprit.

Qu’avais-je fait ? Aidé à fuir la victime d’un horrible emprisonnement injustifié, ou abandonné aux hasards de la grande ville une pauvre créature incapable de se diriger ? Je n’osais y penser.

Rentré chez moi à Clement’s Inn, dans l’état d’esprit où je me trouvais, il était inutile de songer à me mettre au lit. Dans quelques heures d’ailleurs, je devais partir pour le Cumberland. J’essayai de dessiner, puis de lire, mais en vain. Qu’était devenue la pauvre femme que j’avais abandonnée à son sort ?

Ce fut un réel soulagement pour moi de voir arriver l’heure de dire adieu à Londres et de m’en aller vers une nouvelle vie. Le tintamarre assourdissant de la gare me fit presque du bien. D’après les instructions, je devais changer de train à Carlisle afin de bifurquer vers la côte. La malchance fit que notre locomotive tomba en panne entre Lancaster et Carlisle, ce qui me fit manquer la correspondance. Je dus attendre plusieurs heures le train suivant, qui me déposa à la station la plus rapprochée de Limmeridge House aux environs de dix heures du soir. La nuit était si dense que je distinguai à peine le cabriolet que Mr Fairlie avait envoyé à mon intention.

Le cocher, déconcerté par mon arrivée tardive, avait cet air respectueusement maussade particulier aux domestiques anglais. En silence, la voiture se mit en marche avec prudence à travers la nuit sombre. Le mauvais état des routes et l’obscurité opaque rendaient le chemin difficile, aussi y avait-il plus d’une heure que nous roulions lorsque j’entendis au loin le murmure de la mer et le crissement du gravier sous les roues. Nous avions franchi une grille avant de nous engager dans l’allée et nous en passâmes encore une seconde avant d’arriver à la maison. Accueilli par un solennel domestique sans livrée, je fus informé que la famille s’était retirée pour la nuit et conduit dans une pièce spacieuse où mon souper m’attendait à l’extrémité d’une grande table en acajou.

J’étais trop fatigué et trop préoccupé pour boire ou manger beaucoup, surtout avec la présence, derrière moi, du solennel domestique prévenant tous mes gestes, comme si plusieurs invités étaient à table, au lieu d’un homme solitaire. En un quart d’heure, j’eus terminé. Le domestique, toujours aussi rigide, me conduisit dans une chambre joliment meublée, me dit : « Déjeuner à 9 h, monsieur », jeta un coup d’œil autour de lui pour voir s’il ne manquait rien et disparut sans bruit.

Qui allais-je voir dans mes rêves ? me demandai-je en éteignant la bougie. La Dame en blanc ? Ou les habitants inconnus de cette maison ? C’était une sensation étrange d’y dormir comme un ami de la famille et de n’y connaître personne !

6

Lorsque je m’éveillai le matin et ouvris mes volets, la mer m’apparut dans toute sa splendeur sous le soleil éclatant du mois d’août. La côte d’Écosse bordait de bleu l’horizon lointain.

Ce spectacle était une telle surprise pour moi, un tel changement après le paysage monotone des briques et du mortier de Londres, que j’eus l’impression de commencer réellement une nouvelle vie. Il me donna la troublante sensation d’avoir soudain rompu avec le passé, sans avoir acquis cependant aucune certitude quant au présent ou à l’avenir.

Tout ce qui s’était passé les derniers jours s’effaçait dans mon souvenir comme si, au contraire, des mois et des mois s’étaient écoulés depuis lors. L’étrange nouvelle de Pesca, m’annonçant qu’il avait trouvé pour moi une situation ; la soirée d’adieu chez ma mère et ma sœur ; et même mon aventure si mystérieuse sur la route de Hampstead alors que je revenais en ville, tout cela vraiment m’apparaissait comme autant d’événements appartenant à une époque déjà lointaine de mon existence. Si je pensais toujours à la Dame en blanc, son image pourtant devenait indistincte, floue.

Un peu avant 9 h, je descendis au rez-de-chaussée. Le domestique de la nuit dernière, me trouvant déambulant dans les couloirs, me montra charitablement le chemin de la salle à manger.

Tandis qu’il ouvrait la porte, un premier coup d’œil me fit apercevoir au milieu de la pièce éclairée par de nombreuses fenêtres une longue table abondamment garnie.

Près d’une des fenêtres se tenait debout une jeune femme qui me tournait le dos. Mes yeux se fixèrent un moment sur elle, et je fus frappé de la rare perfection de son corps et de la grâce naturelle de son maintien. Grande, mais non trop, bien faite et épanouie, mais non trop forte, elle charmait vraiment les yeux d’un homme. Elle ne m’avait pas entendu entrer ; je pris la liberté de l’admirer tout à mon aise pendant quelques instants avant de remuer une chaise afin d’attirer son attention. Elle se retourna aussitôt.