L’aisance de tous ses mouvements tandis que, du fond de la pièce, elle s’avançait vers moi, me rendait impatient de voir clairement son visage. Elle avait de beaux cheveux noirs, elle était jeune ! Elle s’approcha encore de quelques pas, et je vis qu’elle était laide !

Jamais le vieil adage selon lequel la nature ne se trompe en aucun cas ne s’était révélé plus faux – jamais la promesse de beauté que donne une silhouette charmante n’avait été plus cruellement démentie qu’ici par le visage. Le teint était mat, une moustache teintait d’une ombre foncée la lèvre supérieure. La bouche était grande et masculine, les yeux bruns, proéminents, perçants, résolus. La chevelure épaisse, d’un noir de jais, prenait naissance extraordinairement bas sur le front. Tandis que la jeune femme restait silencieuse, son expression, quoique franche, ouverte et intelligente, semblait manquer des attraits féminins de douceur et de tendresse sans lesquels la beauté de la plus jolie femme est incomplète. Voir ce visage sur des épaules si admirables qu’un sculpteur eût sans doute désiré les avoir pour modèle ; avoir été séduit par les gestes discrets et gracieux que laissait deviner la perfection des bras et des jambes, et sentir une véritable répulsion devant l’air et les traits masculins du visage, cela vous donnait une sensation ressemblant étrangement à celle, extrêmement désagréable, que nous connaissons tous, lorsque, pendant notre sommeil, nous ne parvenons pas à nous expliquer les étranges contradictions d’un rêve.

– Mr Hartright, je suppose, demanda-t-elle, tandis que son visage s’adoucissait en s’éclairant d’un sourire. Nous désespérions de vous voir arriver hier soir et sommes allés nous coucher comme d’habitude. Acceptez mes excuses pour notre manque d’attention et permettez-moi de me présenter comme l’une de vos futures élèves. Serrons-nous la main, voulez-vous ? Nous devrons quand même y arriver tôt ou tard, alors autant tout de suite, n’est-ce pas ?

Ces étranges paroles de bienvenue étaient prononcées d’une voix claire, sonore et agréable. La main offerte était plutôt grande mais admirablement faite et tendue vers moi avec l’aisance d’une femme du monde.

Nous nous mîmes à table comme si nous nous connaissions depuis toujours et nous retrouvions à Limmeridge House pour y échanger de vieux souvenirs.

– J’espère que vous êtes venu ici bien déterminé à tirer le meilleur parti possible de votre situation, continua-t-elle. Vous devrez commencer par vous contenter de ma présence, ce matin. Ma sœur est dans sa chambre ; elle a un peu de migraine, et son ancienne gouvernante, Mrs Vesey, la soigne avec amour. Mon oncle, Mr Fairlie, ne nous rejoint jamais pour le repas : étant infirme, il se cantonne en célibataire dans ses appartements. Il n’y a personne d’autre que moi dans la maison. Deux jeunes filles ont passé dernièrement quelque temps ici, mais sont parties hier, désespérées, ce qui n’est pas étonnant. Durant tout leur séjour et à cause de l’état de santé de Mr Fairlie, nous ne leur avons pas présenté un seul être masculin avec qui elles eussent pu causer, danser ou flirter. Aussi nous sommes-nous disputées sans arrêt, surtout pendant les repas. Songez donc ! Quatre femmes en tête à tête continuel ! Vous voyez que je n’entretiens pas de grandes illusions sur mon propre sexe, Mr Hartright ; aucune femme n’en a d’ailleurs, mais bien peu l’avouent ! Prenez-vous du thé ou du café ? Mon Dieu, comme vous avez l’air embarrassé ! Êtes-vous en train de vous demander ce que vous allez prendre pour déjeuner ou bien est-ce ma façon désinvolte de parler qui vous surprend ? Dans le premier cas, je vous conseille en amie de ne pas toucher à ce jambon, et d’attendre plutôt l’omelette. Dans le second cas, je vais vous verser un peu de thé pour vous aider à vous remettre et tâcher de tenir ma langue quelques instants.

Elle me passa une tasse de thé en riant. Son bavardage piquant et familier vis-à-vis d’un étranger s’accompagnait d’une telle aisance et d’une telle assurance, que celles-ci pouvaient garantir à elles seules le respect du plus audacieux des hommes. S’il était presque impossible de demeurer formaliste en sa compagnie, il était tout aussi impossible de manquer de tenue envers elle, n’eût-ce été qu’en pensée.

– Oui, oui, continua-t-elle lorsque j’eus expliqué tant bien que mal mon air ahuri. Je comprends ! Étant complètement étranger ici, vous êtes intrigué par les habitants de cette maison. C’est naturel. J’aurais dû songer déjà à vous en parler. Je commence par moi, si vous le permettez, afin d’en avoir plus vite fini. Mon nom est Marian Halcombe et je suis aussi imprécise que toutes les femmes en appelant Mr Fairlie mon oncle et miss Fairlie ma sœur. Ma mère s’est mariée deux fois ; la première fois avec Mr Halcombe, mon père, la seconde fois avec Mr Fairlie, le père de miss Fairlie, qui est donc ma demi-sœur. Excepté le fait que nous sommes toutes deux orphelines, nous sommes aussi différentes l’une de l’autre que possible. Mon père était pauvre et le sien riche.